Petit éloge de la poésie - Jean-Pierre Siméon

Eloge poesie

- Folio - septembre 2021 -

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"Je ferai, oui, l'éloge de la poésie. Sans restrictions. Sans états d'âme. Parce que la poésie n'est justement pas le lieu de la demi-mesure. Je le ferai d'une voix pleine, vive s'il le faut. Parce qu'on ne peut admettre plus longtemps, n'est-ce pas, que les poètes, malgré les révérences qu'on leur fait de loin en loin pour se disculper de la désinvolture et de l'indifférence avec lesquelles on les traite ordinairement, soient renvoyés à leur étrange petit commerce particulier qui n'aurait rien à voir avec les affaires du monde. Je veux faire l'éloge de la poésie pour tous, non pas, voyez-vous, comme un agrément, un ornement de l'existence ou le partage de je ne sais quelle distinction supérieure : comme une nécessité vitale."

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Pour ce premier rendez-vous poétique 2022 partagé avec Anne, je vous propose ce texte d'une centaine de pages écrit par Jean-Pierre Siméon, poète, dramaturge, directeur artistique du Printemps des poètes ( 2001-2017 ) et poète associé au Théâtre National Populaire de Villeurbanne jusqu'en 2019.

Le ton est donné par le premier paragraphe, présenté en quatrième de couverture. La plume est vive, militante, mordante, dense pour cette lecture en réflexions, passionnante, en " allure poétique, à sauts et à gambades ", comme l'écrit Montaigne

Une lecture passionnante parce que l'auteur ne nous parle pas que de poèmes, il nous parle bien de poésie,  "d'habiter poétiquement le monde " selon le voeu du célèbre vers du poète allemand Hölderlin, son sujet est sociétal plus que littéraire.

Dans une première partie, Jean-Pierre Siméon rappelle ce qu'est la poésie en dissipant les " malentendus de l'opinon courante " : " on loue généralement la poésie pour ce qu'elle n'est pas, et même pour ce qu'elle se refuse à être. ", c'est-à-dire un lieu pour initiés et/ou un moment charmant, un monument littéraire tout de marbre fossilisé. Ainsi, le poète élargit le sujet en contre définition : la poésie, c'est le lieu de la liberté, sans limite, puisque par sa nature même - elle existe sur tous les continents, depuis la nuit des temps -, elle est une parole : une parole affranchie de tous les codes. C'est son génie, sa subversion. Elle dit ce qu'elle veut, comme elle le veut; elle refuse l'univoque du langage, de la langue actuelle, efficace, conceptuelle, clinique. La poésie est une langue vivante. Souvenez-vous, le poète est un voyant, la poésie cherche " l'ailleurs dans la parole ", elle est métamorphoses.

" ça veut dire ce que ça veut dire, littéralement et dans tous les sens ", répond Rimbaud.

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Bateau ivre paris

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Le sublime Barbara de Jacques Prévert ne contient-il pas ces vers : Oh Barbara / Quelle connerie la guerre , imprimés dans bien des manuels scolaires ? Et Apollinaire le grand maître absolu de la finesse prosodique, n'est-il pas celui qui décide soudain de se passer de toute ponctuation ? Les preuves abondent qui ruinent l'assimilation naïve de la langue poétique à la belle langue. "

Alors, la poésie, ce n'est pas un jeu mais un enjeu : " Exposer cet enjeu est l'objet de mon éloge. "

Le propos est explicite et sévère : la poésie est contraire aux valeurs actuelles. Jean-Pierre Siméon dénonce " l'accessoirisation " de cette poésie, son caractère ornemental. La poésie est grave et sérieuse, sans valeur marchande - c'est certainement en cela qu'on ne lui reconnaît ni pouvoir, ni puissance - , une permanence dans l'aventure humaine, pourtant suffisamment dangereuse pour que soient censurés, exilés, emprisonnés, assassinés les poètes. C'est ce qu'elle porte, ce qu'elle apporte, qui font sa valeur et son intégrité, parce que la poésie est aspiration et insurrection.

" Contresens sur les fins de la poésie et duperie sur l'idée du beau indexé au bon goût, à l'ordre, à la mesure, dont l'art n'a que faire et dont il est même volontiers l'ennemi. "

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Ernest pignon ernest pasolini

- Hommage à Pasolini - Ernest Pignon-Ernest -

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Pour moi, la poésie, c'est l'art, les mêmes principes de transgression, d'interprétation, de vision, de prémonition, d'imprévu et de perturbation - une parole " insolite et insolente "; une pleine expression artistique qui ouvre sur une autre dimension - l'émotion poétique, c'est " une émeute du sens et des sens " -

Faire l'éloge de la poésie, c'est faire l'éloge de cette beauté-là, ardeur et audace d'une contre-langue qui élargit la conscience et élève le coeur. "

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La poésie, c'est une attention, pas une forme, pas un divertissement culturel ni une compensation :  le poème " quand il n'est plus qu'extériorité sans intériorité, il n'est plus qu'un simulacre, une imposture ", ce n'est plus que de la stylistique, de la dorure, du consommable périssable. Le poème, s'il paraît austère, difficilement accessible, c'est parce qu'il dérange le langage, le sens, impose un autre regard, une autre pensée, une profondeur, une saveur, une lenteur. Une intimité aussi. Il s'oppose à l'immédiateté, à la facilité, à l'image évidente, à " la satisfaction éphémère ". Il s'agit de ressentir plus que de comprendre, il s'agit d'éveil. Les poèmes, ce sont des souffles, inspiration, respiration. C'est aussi une simplicité de moyens, une modestie " en ces temps d'hystérie expressive ".

... je comprends la joie devant chaque nouveau mot conquis, rempli du sens qu'on a soi-même senti, et qui accourt prêter sa force à celui qui s'est tourné vers lui - je comprends cela en ce temps où l'on voit partout croître l'aliénation de soi-même et la culture de masse " - Paul Celan -

La poésie est bien plus ancrée dans la réalité qu'il n'y paraît communément, loin des stéréotypes et de la caricature du poète. Elle s'inspire de la réalité, la voit; elle est une présence, une pensée du réel, empathique, " élan et accueil ", elle le réhabilite, révisant les distances et les diktats. La poésie est un lien avec la réalité, une exigence face au réel, elle propose une alternative, revendiquant l'être et non l'avoir, elle défie le paraître. 

" Les poèmes [...] remettent la vie en place "

La poésie est l'Hôte inconnu dans la maison

La poésie est l'ultime refuge intime

La poésie, comme une ancre dans ta vie, ne vaut que par les profondeurs qu'elle peut atteindre. "

- Poésie Art de l'insurrection par le poète américain Lawrence Ferlinghetti - 

( petit opus précieux ramené d'un Marché de la Poésie de Saint-Sulpice )

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Insurrection poetique

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La poésie brise les conventions et les convenances; elle est un langage qui ouvre les yeux et les oreilles, qui décloisonne, qui résonne mais ne raisonne pas ( ou alors par l'absurde qu'elle met en évidence ). Les poèmes " consonnent ".

" J'habite la demeure du possible,

Elle a plus de portes et de fenêtres

que la demeure de la raison. "

- Emily Dickinson -

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De l'imposture : 

...notre temps affamé d'effets de surface, d'éclat formel, de bruit, de stupéfiant, de démesures en tout genre y trouve l'aliment qui convient à sa paresse et à sa désinvolture. Induisant une réception aisée puisqu'en accord avec les codes de représentations dominants, cet ersatz est monnayable et relativement rentable. Nous avons affaire en conséquence dans tous les domaines à des " produits artistiques " qui entrent dans " l'industrie culturelle ". [...] Beaucoup d'oeuvres s'en tiennent à cette brillance, au prestige du jamais vu ou de l'inouï, dont je peux dire moi-même qu'il m'épate, mais qui ipso facto les fait passer sous le statut de divertissement culturel. Le divertissement culturel amuse au sens ancien du mot : il leurre. Comme il use des moyens de l'art, on peut aisément prétendre qu'il réalise le voeu d'une acculturation collective quand il fait précisément l'inverse : il distrait, donc il endort. Que le divertissement soit chic ou raffiné n'empêche pas qu'il réponde à la logique inverse de l'art. Or la poésie est l'exact contraire du divertissement et le poème, qui ne se livre jamais dans l'instant d'une première lecture, implique l'effort d'une présence et d'une attention durables qui seules autorisent un travail de la conscience. Absolument impossible de lire cent poèmes en une heure mais nul ne s'offusque qu'on traverse une exposition en une heure au Grand Palais. La captation de l'art par le divertissement culturel modélise un accès aux oeuvres désinvolte à l'aune d'une époque où la lecture de toute chose équivaut à une prise d'informations réduite aux acquêts de l'immédiat. Je fais l'éloge de la poésie, donc du contraire. " 

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C215 baudelaire

- C215 -

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- Je nous souhaite une ardente patience -

 " Ce n'est qu'au prix d'une ardente patience que nous pourrons conquérir la cité splendide qui donnera la lumière, la justice et la dignité à tous les hommes. Ainsi la poésie n'aura pas chanté en vain." -  Pablo Neruda dans son discours du Nobel citant Arthur Rimbaud ( Une saison en enfer )-

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- Anne vous propose Comme résonne la vie d'Hélène Dorion -

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- A propos de l'ardente patience et de Pablo Neruda, l'excellent roman d'Antonio Skarmeta ICI -

- Parmi les titres de la collection Petit éloge, j'avais particulièrement apprécié le Petit éloge de l'errance de Akira Mizubayashi, dans le même esprit - ICI -

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 05/01/2022

    Très intéressant ! Merci de l'avoir lu pour nous (puisque je ne le lirai pas... ) ;-)
    marilire

    marilire Le 05/01/2022

    Le " lire pour vous ", c'est un peu le principe de ce blog.
  • Anne

    2 Anne Le 05/01/2022

    Waow quel billet, quel livre ! Ca met les points sur les i à ceux qui prétendent ne pas aimer la poésie ;-) même si je me doute que Jean-Pierre Siméon ne se veut pas donneur de leçons. Si je ne devais retenir qu'une formule - mais c'est tellement réducteur - je dirais : "L'émotion poétique, c'est " une émeute du sens et des sens ". Et j'aime beaucoup les vers d'Emily Dickinson aussi (ça me donne une idée pour un mois à venir). Merci pour ce rendez-vous qui fait d'autant plus sens grâce à ta lecture.
    marilire

    marilire Le 06/01/2022

    Tu as raison, Jean-Pierre Siméon n'est pas dans la revendication, pour moi, il réajuste, il dit ce qu'il y avait à dire, et très bien. Il met les mots sur les maux, comme on dit. Je te rappelle que c'est toi qui m'as offert son recueil " Sans frontières fixes " :-)
  • A_girl_from_earth

    3 A_girl_from_earth Le 06/01/2022

    Je n'aurais jamais pensé m'arrêter sur ce livre si je l'avais croisé au détour d'une librairie ou d'une bibli, mais en te lisant, je me dis que c'est tout à fait le genre de livre que je devrais lire vu que je me définis justement comme une personne n'aimant pas la poésie, haha ! Et ta première citation, j'ai l'impression que l'auteur s'adresse à moi.^^
    marilire

    marilire Le 06/01/2022

    La prose est directe, c'est certain ^-^. Il y a des titres très intéressants dans cette collection, pas tous.
  • Tania

    4 Tania Le 17/01/2022

    Merci pour cette belle lecture - je lirais volontiers ce Petit éloge.
    marilire

    marilire Le 17/01/2022

    Je ne peux que te le recommander, il m'a passionnée, et donné envie de relire des classiques.

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