Un autre tambour - William Melvin Kelley

Un autre tambour

- Delcourt - 2019 -

- Traduit de l'anglais ( USA ) par Lisa Rosenbaum -


Juin 1957. Sutton, petite ville tranquille d'un état imaginaire entre le Mississippi et l'Alabama. Un après-midi, Tucker Caliban, un jeune fermier noir, recouvre de sel son champ, abat sa vache et son cheval, met le feu à sa maison, et quitte la ville. Le jour suivant, toute la population noire de Sutton déserte la ville à son tour.
Quel sens donner à cet exode spontané ? Quelles conséquences pour la ville, soudain vidée d'un tiers de ses habitants ?
L'histoire est racontée par ceux qui restent : les Blancs. Des enfants, hommes et femmes, libéraux ou conservateurs, bigots ou sympathisants.
.

Publié en 1962, ce roman est le premier d'un auteur de 23 ans ! Il est impressionnant de maturité, autant pour la finesse du propos que pour la maîtrise narrative. Il prend tout son sens, sans peser, au fil de la lecture. Le dénouement est magistral, il retourne complètement le lecteur.

Ce roman m'a cueillie, peu à peu, (r)attrapée. William Melvin Kelley imagine donc un état du Sud où la population noire va déserter. Déserter, c'est le mot. Toutes les familles partent, abandonnent leur logement, spontanément, sans préparatifs particuliers. 

L'auteur nous raconte cet exode, sans explication. Sur un temps resseré, à peine quelques jours, ce sont les Blancs qui constatent, bien plus qu'ils ne racontent; ces fermiers sur la véranda de l'épicier. Ils commentent, se demandent ce qui se passe sans poser de questions. Parce que il se passe quelque chose.

On peut distinguer plusieurs parties dans ce roman, ce début sur la véranda où les hommes assistent au premier départ, celui, violent, froid, silencieux, de Tucker Caliban, puis aux files d'attente devant l'arrêt de bus qui permet de rejoindre une ville plus grande où prendre le train. Vers ?

Cette partie nous permet de faire connaissance avec ce village, avec ses habitants, une atmosphère. Avec la légende aussi sur laquelle s'ouvre le récit. Cette légende, c'est celle de l'Africain du temps de l'esclavage, celle de la famille blanche Willson, les gros propriétaires terriens, celle du " duel " entre l'esclave qui ne s'est pas laissé enchaîner et le puissant Willson. Tucker Caliban est l'un des descendants de cet esclave. Les hommes, sur la véranda, s'interrogent sur cette ascendance. C'est la fameuse " goutte de sang africain " qui se réveille, mythologie sur laquelle revient Toni Morrison dans l'une de ses conférences retranscrites dans le recueil L'origine des autres

Nous retrouverons ces hommes sur la véranda en fin de lecture, ils tenteront de trouver une réponse, non pas au départ de la population noire, mais à leur propre nouveau départ dans cette petite ville désertée par une partie de ses habitants. Leur désarroi, leur colère, sont significatifs.

Ils ne parlèrent pas de ce qu'ils avaient vu, chacun d'eux ayant pu l'apprécier par lui-même. Ils demeurèrent assis en silence, réfléchissant, cherchant à établir un rapport entre tout ceci et eux-mêmes, essayant d'imaginer en quoi le lendemain, la semaine ou le mois à venir se distingueraient de la veille, de la semaine ou du mois passés, ou de tout ce qu'avait été leur vie jusqu'à présent. Mais aucun d'eux n'était capable d'aller au bout de sa pensée. C'était comme s'ils tentaient de se représenter le Néant, une chose à laquelle aucun d'eux n'avait songé. Aucun d'eux n'avait le moindre repère auquel il aurait pu rattacher la notion d'un monde dépourvu de Noirs. "

J'ai à nouveau retrouvé ma précédente lecture de Toni Morrison, le coeur même de son sujet, la construction de l'image de l'Autre en miroir de la mienne, le miroir dont j'ai besoin pour me créer une identité, une appartenance et un sentiment de supériorité.

C'est alors qu'ils commencèrent à s'animer, à s'emporter telle une mariée abandonnée devant l'autel criant vengeance sans trouver quiconque sur qui se venger, et qui enrage plus que tout de sa propre frustration. Ils cachaient leur dépit en maintenant comme le gouverneur le matin même, que le départ des Noirs ne constituaient nullement une perte pour eux. "

Dans une seconde partie, le roman devient choral. Les relations entre les personnages se précisent. A la façon de journaux, nous lisons l'histoire de la famille Willson - père, mère, la fille et le fils de la génération de Tucker Caliban -, leur lien avec cette famille noire Caliban depuis plusieurs générations. Le récit se fait intime, paradoxalement c'est ainsi qu'il prend toute son ampleur, s'attardant sur la vie de ces familles, dévoilant peu à peu un véritable tableau d'époque, au-delà des histoires familiales. C'est l'histoire du Sud. C'est en cela que le roman est impressionnant, par sa clairvoyance. L'auteur ne condamne pas les hommes mais bien le système dans lequel Noirs comme Blancs sont captifs, tous esclaves d'une condition sociale. La force de récit est là, dans le non explicatif, dans ces voix qui disent tout en énonçant simplement des faits, dans les réflexions lapidaires. 

La jeune Dymphna Willson à propos de Bethrah, jeune domestique noire future épouse de Tucker Caliban, alors même qu'elle témoigne de sa sincère amitié pour elle :

L'avantage que je voyais aussi à l'avoir pour amie, c'était qu'elle était noire : cela excluait toute possibilité de rivalité entre nous à propos de garçons. "

Ce que nous raconte ce roman, dans ses dernières pages, qui mettent en évidence le propos de tout le récit, c'est une agonie, au sens propre comme au sens figuré, justement parce que les liens institutionnels, cruels, entre les communautés sont rompus.

Un roman sévère, et pourtant une compassion, sans complaisance.

Pour le titre, en ouverture, un extrait de Walden de H.D.Thoreau :

Presque tout ce que mes voisins appellent le bien, 

je crois de toute mon âme que c'est le mal,

et si je repens de quelque chose

c'est sans aucun doute de ma bonne conduite.

Quel démon m'a possédé et poussé à agir si bien ?

 

Quand un homme ne marche pas du même pas que ses compagnons,

c'est peut-être qu'il entend battre un autre tambour.

Qu'il accorde donc ses pas à la musique qu'il entend,

quelle qu'en soit la mesure ou l'éloignement.

.

Extrait de Un autre tambour :

... eh bien Tucker a dit... Quand il est parti, je lui ai couru après, et il m'a dit... que j'étais jeune et que je n'avais encore jamais rien perdu. Je n'ai pas compris ce que ça signifiait. Puis il m'a demandé de m'en aller. 

Il inclina la tête en arrière pour regarder le Noir dans les yeux et vit qu'il lui souriait plus chaleureusement qu'il ne l'avait fait jusque-là. Le garçon hésita un moment, puis demanda : - Vous savez, vous, ce que ça veut dire ?

- Je pense que Tucker voulait dire par là qu'on lui avait volé quelque chose, mais qu'il ne s'en était jamais aperçu parce qu'il ne savait même pas qu'il possédait ce qu'on lui avait dérobé. "

*

Commentaires

  • rachel

    1 rachel Le 18/09/2019

    oh tout un livre qui semble passionnant....
    marilire

    marilire Le 19/09/2019

    Un grand roman, j'ai été impressionnée.
  • Aifelle

    2 Aifelle Le 19/09/2019

    Une histoire pour le moins originale ; tu m'as suffisamment intriguée pour que j'aille y voir de plus près.
    marilire

    marilire Le 19/09/2019

    Bien plus qu'originale, tout y est dit de la ségrégation. Ravie de ta curiosité :)
  • Ingannmic

    3 Ingannmic Le 19/09/2019

    Ça a l'air original, ça me rappelle un peu La ville sans juifs, d'Hugo Bettauer, dans lequel la Vienne des années 20 se retrouve vidée de tous ses juifs...
    marilire

    marilire Le 19/09/2019

    Oui, ta remarque est juste, je me souviens de ce roman. Ce qui m'a impressionnée au-delà de l'originalité, c'est la perspicacité et la force du récit.
  • Kathel

    4 Kathel Le 19/09/2019

    J'ai tout aimé de ce roman aussi, la mise en place originale de l'action, les personnages, les points qui restent un peu obscurs...
    marilire

    marilire Le 20/09/2019

    Ah, on ne le lâche pas ce roman, et ce qui peut paraître obscur lui donne toute sa force aussi.
  • Dominique

    5 Dominique Le 19/09/2019

    j'ai repéré ce livre mais je m'interrogeais, bon voilà je ne me pose plus aucune question je vais foncer tout droit
    marilire

    marilire Le 20/09/2019

    Tu peux te lancer !
  • Goran

    6 Goran Le 21/09/2019

    C’est exactement le genre que j’aime...
    marilire

    marilire Le 22/09/2019

    Alors tu vas te régaler...
  • krol

    7 krol Le 21/09/2019

    Oh mais dis donc, je n'ai qu'une envie : découvrir cette perle !
    marilire

    marilire Le 22/09/2019

    Une pépite :)
  • Autist Reading

    8 Autist Reading Le 23/09/2019

    Je ne me souviens plus qui avait annoncé la parution de ce roman en France (peut-être bien Electra). Je l'avais noté mais cette fois-ci, je surligne encore et encore. D'autant que vous êtes plusieurs a en parler avec autant d'enthousiasme.
    marilire

    marilire Le 24/09/2019

    Tu peux sortir les crayons de couleur même, je suis certaine qu'il va passer par toi ( et j'avoue, je suis très curieuse de ton retour de lecture ) ( et patiente :-) )
  • Enna

    9 Enna Le 26/09/2019

    j'ai très envie de le lire, je pense le lire pour mon challenge de février : il sera parfait!
    marilire

    marilire Le 27/09/2019

    Parfait ! Indispensable à ton rendez-vous de février. C'est un livre qu'il faut mettre en avant.

Ajouter un commentaire