Un monde sans rivage - Hélène Gaudy

Monde sans rivage

- Actes Sud - 2019 -

A l'été 1930, sur l'île Blanche, la plus reculée de l'archipel du Svalbard, une exceptionnelle fonte des glaces dévoile des corps et les restes d'un campement de fortune. Ainsi se résout un mystère en suspens depuis trente-trois ans : en 1897, Salomon August Andrée, Knut Fraenkel et Nils Strindberg s'élevaient dans les airs, déterminés à atteindre le pôle Nord en ballon ? et disparaissaient. Parmi les vestiges, on exhume des rouleaux de pellicule abîmés qui vont miraculeusement devenir des images. A partir de ces photographies au noir et blanc lunaire et du journal de bord de l'expédition, Hélène Gaudy imagine la grande aventure d'un envol et d'une errance.

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C'est le billet de Dominique ICI qui m'a convaincue, qui a confirmé la tentation, la curiosité. Une belle lecture que je lui dois.

Ce récit ne se limite absolument pas à retracer l'expédition tragique de ces trois hommes en 1897, bien que l'auteure parvienne à l'écrire avec brio, s'immiçant dans les blancs, de l'histoire, des personnalités, dans ce grand blanc du lieu, questionnant, imaginant les ombres et les lumières, partageant sa liberté d'auteur, d'interprétation, sa plume sensible.

Nous sommes encore dans les années 1930. Plus pour longtemps. Les photographies tirent en arrière, dans l'épaisseur des gris et des noirs, à travers ces années qui séparent leur découverte des instants où elles ont été prises, ces années qui ont vu, lentement, le siècle à peine entamé vaciller sur ses fondations et, déjà, basculer. 

On rembobine la bande, on creuse dans ces trente-trois années, on quitte ce monde qui a vu revenir, à Tromso, les restes d'Andrée, de Fraenkel, de Strindberg, ce monde si différent de celui qu'ils ont connu et tellement identique pourtant, lancé dans une même fuite en avant, toujours troué de vides, d'attentes, de vies silencieuses qui ne sont inscrites nulle part, d'aveuglement à ce qui vient.

Les images sont des paliers pour plonger en apnée, s'enfoncer, reprendre de l'air, s'arrimer aux détails, au minimum visible, et en passant de l'autre à l'autre, jeter un regard aux gouffres qui les séparent, dont on ne perçoit qu'une rumeur, à peine un frémissement. " 

Ce récit nous propose un plus grand voyage encore, un voyage en réfléxion sur les explorateurs, leurs motivations, leurs postérités, sur cette humanité toujours conquérante qui veut repousser les limites, pas seulement géographiques; qui veut circonscrire ( son ) le monde, le posséder aussi.

" Longtempson a eu le nez dans le paysage, on en était une part minuscule, enfouie, aveugle, on ne l'appelait même pas paysage, cette nature qu'on sentait avant de la voir - l'hostilité de la chaleur et du froid, les cultures à discipliner à la force des bras, le noir de la forêt dont on faisait les contes.

Pour la changer en paysage, il a fallu prendre de la distance, celle que donne la peinture comme la cartographie, appeler sublimes des lieux qu'on avait pas encore apprivoisés, les pôles, les mers, les montagnes acérées, classifier le monde et pour cela s'élever, toujours, dans des ballons, dans des avions, un jour dans des stations spatiales. Tenant ferme la chaîne, on a pris de la hauteur, on s'est extraits du vert, du bleu, du profond de la terre, on a mis de l'ordre, on s'est dissociés, on a appris à nommer les pays et les plaines, les océans et jusqu'aux glaces lointaines, à faire tenir l'étendue la plus hostile dans le creux de la main, jusqu'à ce que ce vert, ce bleu, ce profond de la terre, ne soient plus que souvenirs, objets perdus. "

En cela, j'ai lu une version différente de celle du roman de Bernhard Schlink Olga, inspiré également en filigrane d'une exploration polaire pour laquelle le désir d'immensité, d'ailleurs, d'ineffable, d'infini, semblait la motif premier.

Des chapitres courts, des phrases parfois longues, en méandres qui nous emportent, nous entraînent. La plume est précise, sans être didactique, vive, évocatrice. Ce récit, c'est également une histoire de la photographie, de l'image qui témoigne de la réalité mais aussi de ce que l'on veut transmettre à travers elle, et, à travers la photographie, l'auteure s'interroge sur sa relation à la peinture ( qui fournit matière et couleur, " pour redonner de la chair " ).

A partir des photographies des trois explorateurs retrouvées en 1930 et quelques extraits laconiques d'un journal de bord, Hélène Gaudy redonne corps et vie aux trois hommes, si peu préparés. Tout revient à la vie sur les pages, devient palpable, présent, les personnes, les lieux, les espoirs, les absences.

Il faut imaginer ce puzzle, ces mille radeaux de glace qui voguent, s'entrechoquent, ce qui se crée entre eux d'alluvions, de failles, de falaises effondrées. Il ne peuvent jamais oublier qu'ils marchent sur une mer. L'eau est partout, sous leur pas, sous leurs corps, elle gronde contre la glace, ils l'entendent s'arc-bouter, se tendre, la voient écarter les plaques et partout se glisser, sous forme de nervures rappelant celles que la mer dessine sur le sable des plages et qu'on enjambe en un rien de temps mais ces rigoles là s'élargissent, se gonflent, deviennent crevasses que la neige dissimule aux yeux des marcheurs. Aucune eau n'est dormante. " 

La dimension littéraire de ce récit est un pur délice, pas seulement pour tous les passionnants détours ( les débuts de l'aéronautique, d'autres expéditions dans l'Arctique - " un lieu dont on pouvait mourir et dont la seule existence suffisait à prolonger le monde, par l'ignorance qu'on en avait " - ), pas seulement pour les références. Ce sont les mots qui mêlent paysages, incertitudes, culture et émotions.

Ces références, je m'en suis régalée, en souvenirs, en découvertes.

Souvenirs du musée Albert Kahn et des fabuleuses photographies d'époque *; souvenirs d'une magnifique et émouvante exposition à Arles lors des Rencontres de la photographie, celle des Indiens Selk'Nam de la Terre de Feu photographiés pendant des années par Martin Gusinde ( " en 1923 [...] géant au corps de charbon strié de bandes blanches, visage couvert d'un masque de bois où aucun trou n'ouvre sur le regard, photographié par un missionnaire allemand alors même que son peuple est en train de disparaître, et l'image est la cendre, la trace d'un feu éteint " ), souvenir de la lecture du fascinant Palais de glace de Tarjei Vesaas; et découverte de la jeunesse de Léonie d'Aunet ( premier échantillon de voyageuse selon ses mots, alors que l'histoire ne conserve autour de son nom que le fait divers, le flagrant délit d'adultère avec Victor Hugo ), puis rencontre avec l'explorateur polaire et diplomate Fridtjof Nansen qui fut le premier Haut-Commissaire aux réfugiés, nommé en 1921 par la Société des Nations ( Prix Nobel de la Paix en 1922 pour son action auprès des personnes déplacées victimes de la Première Guerre Mondiale ).

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" ... dans l'acte artistique comme dans l'exploration se trace cette même flèche à l'unique direction : que tout vienne des mains des hommes, qu'ils en soient les créateurs et les propriétaires - jusqu'à ce que le mouvement initié les dépasse. "

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* Le musée Albert Kahn ( 92- accessible en métro depuis Paris ) fait l'objet d'une longue rénovation. Il ouvrira à nouveau ses portes en 2021. Les merveilleux jardins ( où j'ai eu la chance de lire régulièrement ) sont accessibles depuis septembre 2019. Albert Kahn ( 1860 - 1940 ) était banquier, mécène, pacifiste. Il finança une série de voyages de photographes à travers le monde ( de 1909 à 1931 ) afin qu'ils ramènent ce qu'il appellera Les Archives de la Planète, photographies permettant de connaître d'autres réalités humaines espérant ainsi que ces rencontres avec d'autres cultures puissent préserver la paix entre les peuples. Sur le site du musée, la collection est consultable ICI

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Commentaires

  • Bono Chamrousse

    1 Bono Chamrousse Le 23/10/2019

    Un roman magnifique
    marilire

    marilire Le 24/10/2019

    Absolument ! Je suppose que tu as lu " Le Palais de glace ". J'adore ces lectures qui nous entraînent vers d'autres livres, vers des rencontres aussi ( envie d'en savoir plus ! )
  • Kathel

    2 Kathel Le 24/10/2019

    Un billet très complet (et qui entraîne bien ici et là) pour un livre qui a l'air de le mériter !
    marilire

    marilire Le 25/10/2019

    Il le mérite, il ouvre grand l'horizon sans peser, c'est une invitation et un partage cette lecture. Je suppose que tu te souviens de cette exposition arlésienne :)
  • keisha

    3 keisha Le 24/10/2019

    Un titre repéré parce que l'auteur j'avais eu un coup de coeur pour Une île, une forteresse (ta LAL me remercie, je sais, mais ce livre vaut le coup). Hélas i l tarde à arriver entre mes mains... Mais je peux être patiente
    marilire

    marilire Le 25/10/2019

    Je ne m'étais pas attardée sur Une île, une forteresse, mais là évidemment, je vais regarder mieux. Je sais ce que c'est d'être patiente, avec un peu de chance le roman de Coe devrait arriver avant la fin de l'année...
  • Jérôme

    4 Jérôme Le 24/10/2019

    Ton enthousiasme est communicatif et me donne très envie de découvrir ce roman !
    marilire

    marilire Le 25/10/2019

    Ah, contente :) C'est une lecture particulière, et puis une belle plume.
  • Dominique

    5 Dominique Le 24/10/2019

    un livre que j'ai beaucoup aimé tu le sais et comme tu le dis j'aime qu'un livre m'envoie ailleurs, chez un autre auteur, dans un autre livre
    ton billet est vraiment excellent
    marilire

    marilire Le 25/10/2019

    Merci. Sans ton billet, ce livre serait resté sur mes listes peut-être pendant longtemps !
  • niki

    6 niki Le 24/10/2019

    je note ce roman qui m'a l"air intéressant, même si je ne sais pas quand je trouverai le temps
    marilire

    marilire Le 25/10/2019

    Oh, je comprends bien, j'en ai tant noté...
  • Aifelle

    7 Aifelle Le 25/10/2019

    Je l'ai noté chez Dominique et tu confirmes qu'il est à lire ; en plus, ce serait l'occasion de découvrir l'auteure.
    marilire

    marilire Le 25/10/2019

    Oui, ce serait une belle occasion, la lecture vaut autant pour le talent littéraire.
  • maggie

    8 maggie Le 28/10/2019

    J'adore ce type de récits ! C'est noté :-)
    marilire

    marilire Le 30/10/2019

    Bonne lecture :)
  • Cléanthe

    9 Cléanthe Le 29/10/2019

    Le billet de Dominique avait déjà suscité ma curiosité. Le tien finit de me convaincre de tenter l'aventure de ce livre. Et puis, la référence à Vesaas (admirable Palais de verre tout en retenue et en pudeur!) ne peut que me tenter!
    marilire

    marilire Le 30/10/2019

    Les descriptions de ce monde blanc sont magnifiques, fascinantes, comme le Palais de Glace.
  • Cléanthe

    10 Cléanthe Le 29/10/2019

    *palais de glace, bien sûr
  • Annie

    11 Annie Le 30/10/2019

    Je l'avais déjà noté chez Dominique et voilà que tu es enchantée également. Comment encore hésiter ?
    J'ai lu récemment dans un magazine de jardinage, un reportage sur les jardins d'Axel Kahn, qui viennent d'être récemment rénovés. Quelle beauté en effet. Tu as été bien chanceuse de pouvoir ainsi les fréquenter. Bonne soirée, Maryline.
    marilire

    marilire Le 31/10/2019

    Lorsque je vivais en région parisienne, j'allais au musée-jardin Albert Kahn régulièrement, au moins à chaque saison, autant pour les expositions photographiques que pour le moment dans les jardins. Un temps de pause qui m'était précieux. Bonne soirée et bonne lecture à toi.
  • Goran

    12 Goran Le 31/10/2019

    Cela semble splendide...
    marilire

    marilire Le 31/10/2019

    Il s'agit vraiment d'une belle lecture, à part.

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