Uranus - Marcel Aymé

Uranus

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Il est terrible ce roman, publié en 1948. La date est évocatrice et audacieuse parce que Uranus est le roman de l'après-guerre, celui de l'épuration. 

Il se déroule dans une petite ville, la ville de Blémont, qui a subi les bombardements alliés. Des quartiers sont détruits, de nombreux sinistrés sont relogés, dans des caves, dans des pièces d'appartements partagés. L'usine qui fait vivre la ville a été épargnée. Tous se connaissent. 

Sur un temps resseré, à peine un mois, Marcel Aymé raconte cette période, déployant une galerie de personnages. Il relate cette époque de " nouvelles conventions qui réglaient l'ordre moral ", ce nouvel ordre moral absolu, une nouvelle version de l'histoire ( les bombardements ne peuvent être le fait des Alliés, évidemment ), pas de pétainistes, seulement des résistants, l'ère du soupçon et de la peur.

" - Je vous ai dit les raisons pour lesquelles je devrais n'avoir pas peur. Mais le fait est que j'ai peur. Il me semble toujours que les gens me soupçonnent de ne pas haïr ce qui doit être haï, de ne pas adorer ce qui doit être adoré. Rien n'est plus éloigné de moi que les sentiments forcenés de haine et d'idolâtrerie, et cette modération, j'en souffre maintenant comme d'une infirmité. [...]. 

- ... Vous avez peur avec trente-neuf millions de Français. N'en soyez pas affligé, mais admirez cet impérieux sentiment de l'harmonie qui vous pousse à hurler avec les loups. Aujourd'hui, c'est l'harmonie de la grande peur qui règne parmi les hommes. "

Communistes militants, les pragmatiques, le théoricien, les socialistes, un collaborateur en fuite, des professeurs, des jeunes gens, des femmes, des bourgeois, toute une population en nuances de gris; notions de classe et de sexe. Dans cette époque que l'on déclare en noir & blanc, ce gris fait d'Uranus un roman noir, qui m'a paru bien pire que le Au bon beurre de Jean Dutourd, et, paradoxalement, plus émouvant.

Le roman est cruel, d'une ironie féroce. Les phrases pointent et piquent, parfois en longues tirades édifiantes. Il y a du théâtral dans ce récit, entre boulevard et tragédie. Chacun joue son rôle, la tension est latente sous le ricanement. L'auteur ne nous épargne aucune situation, rumeurs et rancunes, jeux de pouvoirs et d'influences, marché noir, traffics. 

Marcel Aymé n'épargne pas non plus ses personnages, si humains, et pourtant s'il n'est pas tendre, une tendresse est prégnante lorsqu'il décrit leur drames et doutes intimes, la conscience flottante. L'auteur sait dépasser la scène des apparences et des hypocrisies, de toutes ces compromissions, pour toucher les êtres, les personnalités, sans que leurs failles ne nous les rendent plus sympathiques. La maîtrise narrative est impressionnante. Les scènes s'enchaînent, quasiment à la façon d'un roman choral, révélant les complexités, les incompréhensions, les émotions, parvenant à mêler l'ultra-réalisme à l'improbable. 

L'improbable, ce sont deux personnages incroyables : le professeur de mathématiques Wautrin, Pierrot lunaire, néanmoins perspicace par son détachement, d'un optimisme invétéré qui fait de lui un observateur, inaccessible à la peur, aux luttes partisanes, à la morale. Il a choisi l'émerveillement et la vie, s'en amuse, regardant résolument vers le beau. Il nous emmène au bord de l'eau, attire notre attention sur les oiseaux, les feuilles d'arbres, les insectes, les mouvements du coeur humain. C'est lui qui donne son titre au roman par une expérience quasi mystique : depuis les bombardements qui l'ont miraculeusement épargné, il revit chaque nuit cette nuit là, un voyage sur la planète Uranus, la plus lointaine, la plus froide et vide, un néant. Par son choix de vie, il lutte chaque jour de renaissance contre l'univers de la mort, contre ce " fardeau de l'astre obscur ".

Le second personnage improbable, au coeur du roman, alors que Wautrin serait satellite, est le cafetier Léopold. Ancien lutteur de foire, un fort en gueule aux allures de gorille, alcoolique, mélancolique, il découvre l'or de la poésie avec la pièce Andromaque de Racine en assistant au cours donnés dans la salle de son café, réquisitionnée aux heures creuses depuis la destruction du collège lors des bombardements. Emu par la littérature, par la noblesse qu'il attribue à la culture, " fier de réunir dans son établissement toute une jeunesse savante et appliquée ", il se croit poète, s'y voue. Ses coups de sang, durant lesquels s'emmèlent les affres de l'inspiration et du sublime, seront lourds de conséquences. 

Ces deux personnages originaux et marginaux, outranciers et hallucinés, portent le roman, accentuent sa théâtralité, et, par leurs décalages, ajoutent à la brutalité de ce récit, oppressant et acide, parcouru des réflexions de l'ingénieur Archambaud, personnage méditatif, désabusé.

- " Cette vague d'hypocrisie, qu'il croyait voir déferler sur la France, prenait maintenant à ses yeux des proportions grandioses. Que la presse entière feignit d'ignorer qu'il existait des millions d'individus tenant pour telle opinion ou en réduisît le nombre à quelques dizaines de milliers d'imbéciles et de vendus, il y avait là, songeait-il, un mensonge colossal. Il en arriva ainsi à conclure qu'une partie de la France manoeuvrait à donner le change sur ses convictions, l'autre partie affectant de croire que certaines façons de penser n'avaient d'existence ni dans le présent ni dans le passé. "

- " N'ayez pas d'inquiétude, tout se passera très bien, dit Watrin qui ajouta en riant : surtout soyez de bonne humeur. Pensez aux satisfactions que vous allez trouver maintenant dans l'hypocrisie."

En lisant, j'ai évidemment pensé à la nouvelle La traversée de Paris sur le marché noir durant l'Occupation ( récit dont l'adaptation cinématographique modifie l'épilogue et donc détourne la force du propos ). 

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Pour conclure, d'une encombrante forture venue de traffics menées avec l'occupant, de l'art et du sarcasme d'anthologie avec le distillateur Monglat :

" Monglat secoua la tête et sa face molle se plissa de dégoût. La peinture, il ne voulait plus en entendre parler. Tous ces Renoir, Degas, Picasso et autres, qui valaient censément des millions, il n'y croyait plus et, au fond, il n'y avait jamais cru. Courbé sous le fardeau de la fortune et ne sachant où donner de la tête, il s'était laissé aller à acheter, mais s'il avait écouté le secret mouvement de son coeur, il n'aurait pas permis qu'une seule toile entrât chez lui. Parfois, dans son bureau, en songeant tout à coup aux quarante millions investis dans de pareilles niaiseries, Monglat se sentait pris de panique. Mis à part un nu à grosses fesses, de Renoir, qui pouvait trouver sa destination de maison close, ces bariolages, il en avait l'intime certitude, ne valaient pas à eux tous un troupeau de cochons. Ce serait vraiment trop facile si, pour faire de l'argent, il suffisait de colorier un morceau de toile. "

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- Lecture de Marcel Aymé avec Ingannmic - Passage à l'Est Sibylline

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Commentaires

  • Sandrine

    1 Sandrine Le 12/06/2023

    Mince, j'ai raté cette LC. Je n'ai pas beaucoup de projets de relecture ni emporté beaucoup de livres dans ma petite maison bretonne, mais j'ai pris "Uranus" justement, excellent souvenir de lecture à l'ironie terrible...
    marilire

    marilire Le 12/06/2023

    Je comprends ton choix de relecture ! Cela faisait trop longtemps que ce livre m'attendait.
  • keisha

    2 keisha Le 12/06/2023

    Je découvre tous ces titres de l'auteur... (pour ma part je termine les romans épistolaires, du 9 au 12, et m'occupe de M Aymé. Parfois c'est difficile de suivre toutes les propositions. Il serait possible de revenir prochainement à L'auteur, d'ailleurs.
    marilire

    marilire Le 12/06/2023

    Curieuse de ton choix de titre et de ta lecture que je vais attendre patiemment ( je vois bien pour tous ces rendez-vous, ils sont intéressants et stimulants mais ils obligent à un calendrier de lecture, ce qui, dans mon cas, n'est jamais gagné, je papillonne souvent, une lecture en appelant une autre ).
  • Sibylline

    3 Sibylline Le 12/06/2023

    Je l'ai lu il y a longtemps, ton billet me fait penser que je le relirais volontiers. Toujours ce thème de l'hypocrisie...
    marilire

    marilire Le 12/06/2023

    Et je le relirai également, et ce volontiers avec toi ( même si il semble qu'il n'ait pas écrit de pavé ;-) ).
  • Ingannmic

    4 Ingannmic Le 12/06/2023

    Tu m'as pleinement convaincue : ce sera mon prochain Marcel Aymé !
    marilire

    marilire Le 12/06/2023

    J'ai d'autres titres en vue également. Il va falloir organiser un second rendez-vous :-)
  • Kathel

    5 Kathel Le 12/06/2023

    Je verrais bien une adaptation avec Gérard Depardieu et Michel Blanc... Je plaisante, je les ai reconnus en couverture, et j'ai vérifié, il s'agit d'un film de Claude Berri. Je suppose que le premier est le cafetier et le second le professeur.
    Comme je l'ai dit ici et là, je n'ai lu que les nouvelles de Marcel Aymé (un Biblos que j'affectionne particulièrement, même si je ne l'ai jamais relu) et vous me donnez envie de découvrir ses romans.
    marilire

    marilire Le 12/06/2023

    Et la couverture est signée J.Tardi. J'ai vu le film il y a longtemps, j'en un souvenir fragmentaire, je me rappelle surtout la fin, épique. Je vais le revoir la semaine prochaine. Tu as gagné pour le cafetier, en revanche Michel Blanc jour le rôle d'un ouvrier militant communiste ;-)
  • nathalie

    6 nathalie Le 12/06/2023

    Ah je ne l'ai pas lu celui-là. Et je le note, il a l'air très intéressant !
    marilire

    marilire Le 12/06/2023

    Et il est prenant, un grand roman.
  • Bonheur du Jour

    7 Bonheur du Jour Le 21/06/2023

    Aïe, mon commentaire n'est pas passé depuis l'autre jour...
    marilire

    marilire Le 22/06/2023

    Désolée, je n'ai pas vu ce commentaire précédent sur la plateforme.
  • Patrice

    8 Patrice Le 27/06/2023

    Merci pour cette très belle suggestion de lecture, je la note avec plaisir. Je me souviens vaguement du film (cela fait longtemps) et surtout de ma lecture de "Au bon beurre" dans le même registre.

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