Impossible - Erri de Luca

Impossible

- Gallimard Du Monde Entier - 2020 -

- Traduit de l'italien par Danièle Valin -

Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme donne l’alerte. Or, ce ne sont pas des inconnus. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police. Rencontre improbable, impossible coïncidence surtout, pour le magistrat chargé de l’affaire, qui tente de faire avouer au suspect un meurtre prémédité.

.

Lire Erri de Luca, c'est toujours un rendez-vous. Et ce titre là est excellent, brillant, je l'ai lu d'un souffle alors même qu'il m'inspirait nombre de réfléxions; une lecture qui reste, qui mûrit.

Sur les pages, on retrouve à bonheur la densité et la sobriété de la plume d'Erri de Luca, son souci du mot juste, son intransigeance qui n'exclut jamais le respect de l'interlocuteur, cette transcendance et exigence intimes qui font que je me refuse à qualifier l'auteur italien d'auteur politique, militant. Ce serait réduire le propos, la démarche. Il s'agit plutôt d'une démarche philosophique, éthique.

Dans ces textes, Erri de Luca nous renvoie à notre propre conscience, à nos paradoxes. Il est à la fois dur, solide, et fondamentalement humain. 

Ce roman, au titre accrocheur, court toujours, est un récit de dialogues, les paroles échangées, confrontées à l'autre. Le texte alterne les polices de caractère, il y a le rapport judiciaire en questions-réponses et il y a des lettres. Un huis-clos.

Ce rapport nous livre les interrogatoires d'un vieil homme face à un jeune magistrat. Ces rencontres deviennent des discussions - " un débat plus qu'un interrogatoire " - autour du passé du " prévenu " pas encore inculpé - " membre de la génération la plus poursuivie en justice de l'histoire de l'Italie " -, activiste durant les Années de plomb; engagement et actions qui lui ont valu la prison dans sa jeunesse.

Erri de Luca ne prend pas parti, ne fait pas dans la démonstration. Les raisons et raisonnements des deux protagonistes, leurs antagonistes autour de la définition d'un mot, font mouche. Il y a affrontement, pas de haine. Il y a le temps aussi, le regard sur le passé qui revient au présent, de celui qui l'a vécu, de celui qui s'informe, cherche à comprendre des faits. Il y a la notion d'expérience et d'âge, et l'essentiel, les choix, la pérenité de ces choix, des convictions, la responsabilité individuelle dans l'action collective, la repentance face au reniement, ce qui est juste, sur quelle dimension. Sur ce temps resseré de paroles, les pages nous offrent des temps de pause sensibles, ces lettres qui sont lettres d'amour, reprenant ces thèmes du temps, de la distance, du partage, de la fidélité.

C'est comme ça, ammoremio, quand il s'agit de longues séparations, prison ou émigrations, laissons faire le temps et non les serments. "

Le texte est percutant, direct, ça frappe, ça claque, dès le début, sans négliger la complexité - " le contexte plus difficile, le mobile plus compliqué " -.

.

- Q. Pour décider qu'il s'agit d'un accident je dois parvenir à exclure qu'il y ait eu une rencontre intentionnelle entre vous et cet homme qui fut autrefois un collaborateur de justice, qui a contribué à l'arrestation d'un bon nombre des vôtres, vous compris, et qui a purgé pour ça une longue détention. 

- R. Vous, vous êtes disposés à parler d'accidents du travail quand il s'agit en réalité d'homicides de travailleurs, poussés au-delà des limites de leur résistance et des conditions de sécurité. Vous qualifiez d'accidents les dizaines de milliers de blessés et le millier de morts dus au travail manuel chaque année en échange d'un salaire. Mais ici vous doutez du mot Accident quand il se rapporte à une activité perilleuse, ludique, avec des risques pris délibérément, en toute conscience du danger encouru. "

.

Dans ce récit, nous retrouvons la montagne, une autre confrontation, là où il faut assurer ses pas, ne pas avoir peur d'avoir peur, faire face au temps, au vide, à soi.

Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n'aura pas besoin qu'on le laisse en paix. Là-haut je suis un étranger, sans invitation, sans bienvenue. [...] Un livre d'un alpiniste français a pour titre Les conquérants de l'inutile. Inutile : cet adjectif a une valeur pour moi. Dans la vie économique où tout repose sur la partie double donner/avoir, sur le profit et l'utile, aller en montagne, grimper, escalader, est un effort béni par l'inutile. "

Et il y a la littérature, en écho : Jack London avec son Vagabond des étoiles, l'écrivain sicilien Leonardo Sciasca, Crime et Châtiment de Dostoïevski.

J'ai pensé à ma lointaine lecture des Justes de Camus ( aussi par cette narration en dialogue qui " théâtralise " le récit ), j'ai pensé au roman Plus haut que la mer de Francesca Melandri ainsi qu'au récit  Le chemin des morts de François Sureau dont je viens de me procurer le Tract Gallimard " Sans la liberté " ( et dont je vous recommande le roman L'obéissance ).

*

Commentaires

  • Bono Chamrousse

    1 Bono Chamrousse Le 03/09/2020

    Magnifique chronique... Heureusement que ce livre est dans ma PAL sinon j'aurais dû courir à la librairie pour l'acheter
    marilire

    marilire Le 03/09/2020

    Merci. Et tu sais comme je suis objective ;-) ( tout va bien, le prochain aussi ne te fera pas courir à la librairie )
  • keisha

    2 keisha Le 03/09/2020

    Le masque et la plume en parlait dimanche dernier. Je n'ai jamais lu cet auteur (si!)
    marilire

    marilire Le 03/09/2020

    " Impossible " !
  • dominique

    3 dominique Le 03/09/2020

    bien entendu l''écriture est splendide mais j'ai un problème avec le fond du roman, j'ai du mal avec les gens qui prône la révolution et des actions proches de la violence et là c'est ma limite
    marilire

    marilire Le 05/09/2020

    Je comprends cette limite !
  • Lilly

    4 Lilly Le 03/09/2020

    Il me tente beaucoup. Je viens de finir Le Grand art qui m'a donné envie de renouer avec les auteurs contemporains à l'occasion de cette rentrée. Comme Keisha, le Masque en avait déjà mis une couche.
    Je suis contente de te relire.
    marilire

    marilire Le 05/09/2020

    Merci. J'avais noté Le Grand Art, j'attends ton retour :)
  • Goran

    5 Goran Le 04/09/2020

    "Lire Erri de Luca, c'est toujours un rendez-vous." que je n’ai toujours pas pris...
    marilire

    marilire Le 05/09/2020

    Peut-être ce rendez-vous viendra, il n'y a pas de date de péremption sur les livres...
  • Kathel

    6 Kathel Le 04/09/2020

    Hé hé, il est "presque" dans ma PAL puisqu'il est sur la table de chevet de Monsieur ! ;-)
    marilire

    marilire Le 05/09/2020

    Bien joué :-)
  • Bonheur du Jour

    7 Bonheur du Jour Le 05/09/2020

    Bien tentant, n'est-ce pas, comme toujours pour Erri de Luca. Merci pour cet article fort intéressant.
    marilire

    marilire Le 05/09/2020

    Merci à vous pour tous vos articles si plaisants à lire.
  • krol

    8 krol Le 05/09/2020

    Oh mais j'ai loupé ton retour sur la toile ! Bref... ce livre-là, je compte bien le lire ! Et tu en parles tellement bien qu'on ne souhaite pas passer à côté.
    marilire

    marilire Le 06/09/2020

    Oh, c'est tout récent, je reprends le rythme.
  • Anne

    9 Anne Le 05/09/2020

    J'en ai d'autres en attente... je serai sans doute raisonnable (arrête de ricaner, s'il te plaît !) et j'attendrai le poche... ;-)
    marilire

    marilire Le 06/09/2020

    Mais non, je ne ricane pas du tout ;). J'ai pensé à toi, j'ai craqué aussi pour Noyau d'olive.... ( à ton tour de rigoler :))
  • Lili

    10 Lili Le 08/09/2020

    J'ai beaucoup aimé ma première rencontre avec Erri de Luca. Je note que ce nouveau titre est un bon cru.
    marilire

    marilire Le 10/09/2020

    Un très bon cru, sans modération :)
  • Autist Reading

    11 Autist Reading Le 11/09/2020

    de Luca est auteur que je trouve exigeant et c'est pour cela que j'hésite toujours avant de me lancer. J'ai pourtant beaucoup aimé ses Trois chevaux dont je grade toujours un excellent souvenir. Et si je te disais que malgré cela, je crois bien avoir la quasi-totalité de sa production sous la main, qui attend patiemment, le jour où....
  • dasola

    12 dasola Le 15/09/2020

    Bonjour Marilire, j'ai entendu M. de Luca dans un interview à la radio il y a deux jours. Il parle très bien le français. Il m'a donné envie de lire son roman. Un grand monsieur de la littérature. Bonne journée.
  • maggie

    13 maggie Le 15/09/2020

    Je ne crois pas avoir lu cet auteur mais je l'ai repéré... En plus, je voulais un moment me lancer dans la littérature italienne et je n'en avais pas lu beaucoup. C'est noté pour plus tard. Tous ces rapprochements, forcément, ça donne envie ! J'avais adoré Melandri ( plus haut que la mer)

Ajouter un commentaire