L'été avec Giono #2

J'ai poursuivi la lecture de J.Giono avec un roman consacré à la Première Guerre Mondiale, inspiré de l'expérience de soldat de l'auteur :

Le grand troupeau

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Comme l'écrit l'éditeur en quatrième de couverture sous l'extrait proposé, ce roman est " un réquisitoire contre la guerre ". Le titre en est symbolique, explicitant la longue première scène, sa tension, le sentiment de bouleversement, d'incompréhension, de désenchantement, de gâchis ressenti, le chaos écoeurant annoncé.

Ses premières pages, situées dans un village d'où nous suivrons certaines familles, racontent le retour des bergers à une période où les troupeaux de moutons ne devraient pas quitter les paturages. C'est une marche forcée, pour les hommes ( qui ne sont que trois, des anciens, les jeunes étant déjà partis, appelés ), pour les bêtes, qui laissent les premiers cadavres au bord du chemin sous les yeux effarés et effrayés des villageois, enveloppés du tonnerre et de la poussière de ce long cortège. Dès ces premières pages, on voit métaphoriquement les troupes de soldats, les colonnes de civils, la mort au bord de la route, l'absurde, la confusion, la débâcle, le carnage. C'est une scène puissante, dans laquelle émotions et sensations se mêlent.

Burle était revenu à sa fenêtre, derrière ses vitres, on lui voyait bouger les lèvres :

- Gâcher la vie ! Gâcher la vie !

Et Cléristin se parlait à voix haute. Il ne disait rien à personne, il parlait comme ça, devant lui, pour rien, pour vomir ce grand mal qui était en lui maintenant du départ de ses fils sur l'emplein des routes. 

- Savoir ce qu'on va faire, il disait ? On n'est pourtant pas de la race des batailleurs ! Et mon jeune, tout blanc-malade ! Et mon aîné et ses pieds tendres ! Et tout ça avec des infirmités du dedans, des choses qu'on sait pas... C'est pas de juste ! ...

Il avait gardé son chapeau à la main et on voyait bien ses yeux mouillés, verts et moussus, comme les yeux de l'ânesse partie dans le troupeau. "

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En chapitres alternés, nous suivons les soldats puis leurs familles, les femmes de la famille - leur lassitude, leur solitude, leurs questions -, le messager de la mairie, les réquisitions. De la guerre, des combats, des marches, il est question à hauteur d'hommes, de sa réalité de boue, d'horreurs, de fatigue, de faim. Rien de politique, de stratégique, de nationaliste; rien sur l'ennemi. Sur les saisons qui passent, sur la terre déchiquetée, sur l'hécatombe, la destruction, le récit est âpre, rugueux et pourtant gonflé de vie, charnel, profondément réaliste, comme une mise à nu, sans lyrisme mais toujours cet incroyable talent pour la description.

Ils venaient de dépasser le premier pli de terre. On voyait tout le pays sous le couchant. Il ondulait là devant, en longues vagues portant des arbres. Le gros ruisseau qui avait inondé tous les prés tordait sa graisse au milieu d'un large marais immobile, tout pommelé du reflet des nuages et de pompons d'herbe. C'était désert jusqu'à la perte de la vue. D'un bosquet sortait le fût décapité d'un clocher. A la lisière pourrissait une grande ferme toute rongée, ses ossements éparpillés dans l'eau des prés; des corbeaux becquetaient les orbites crevées de ses fenêtres. Au-delà du ruisseau, le pays déchiré jusqu'à la craie s'en allait plat, sans arbres et sans hommes jusqu'à des crêtes lontaines qui fumaient d'une fumée convulsive, pleine de scintillements et d'éclairs. "

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En lisant, j'ai pensé au film La peur - adaptation du récit autobiographique de Gabriel Chevalier -; j'ai pensé, non pas à l'incontournable A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque, mais au roman contemporain de Lilyane Beauquel Avant le silence des forêts.

J'ai complété cette lecture par l'opus Refus d'obéissance ( textes extraits du volume Ecrits pacifistes ) :

Refus d obeissance

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Ce recueil se compose d'un article contre la guerre ( publié en novembre 1934 dans la revue Europe ), comme l'explique en préface l'auteur, et de quatre chapitres inédits du roman Le grand troupeau.

" Bien souvent des amis m'ont demandé de publier ces textes réunis. Je n'en voyais pas l'utilité. Maintenant j'en vois une : je veux donner à ces pages la valeur d'un refus d'obéissance. "

On comprend le contexte de ce choix; on comprend pourquoi, par la suite, le nom de Jean Giono apparaîtra sur les listes noires de la collaboration par ce refus de participer à cette seconde guerre mondiale.

Autour de nous, trop d'anciens pacifistes ont obéi, obéissent, suivent peu à peu les grands remous, tout claquants d'étendards et de fumées, marchent dans les chemins qui conduisent aux armées et aux batailles. Je refuse de les suivre; même si mes amis politiques s'inquiètent dans cet acte d'un indivudualisme suspect. "

L'article s'intitule Je ne peux pas oublier. Jean Giono revient sur son expérience de soldat lors de la première guerre mondiale. Il fustige les mensonges patriotiques, " le régime civil bourgeois " qui sacrifie la jeunesse, les professeurs, les " officiels ", les écrivains qui exaltent l'héroïsme bien loin des réalités de sang et de boue qu'ils occultent. Cet article est virulent. Il dénonce un état capitaliste pour lequel les hommes sont une matière première, pour le travail, pour la guerre, c'est lui l'ennemi. Cet article dénonce également les accusations de communisme aussi. 

" je ne peux pas oublier la période de votre transformation où l'on vous a hachés pour changer votre chair en or et sang dont le régime avait besoin. "

Les chapitres inédits sont plus violents que l'ensemble du roman pourtant dur et impitoyable dans certaines descriptions. Ce sont des chapitres consacrés aux soldats, de la troisième partie intitulée Verdun; des chapitres terrifiants, de boue, de jour comme de nuit, avec l'exode des civils, la marche forcée, les combats. On retrouve des éléments qui apparaissent dans le roman, des images, qui le complètent. Il est intéressant, juste après la lecture de l'article, d'appréhender le travail littéraire en constatant le style si différent de l'article.

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Cet extrait de Je ne peux pas oublier :

Puis j'ai commencé à écrire et tout de suite j'ai écrit pour la vie, j'ai écrit la vie, j'ai voulu saouler tout le monde de vie. J'aurais voulu pouvoir faire bouillonner la vie comme un torrent et la faire se ruer sur tous ces hommes secs et désespérés, les frapper avec des vagues de vie froide et verte, leur faire monter le sang à fleur de peau, les assommer de fraîcheur, de santé et de joie, les déraciner de l'assise de leurs pieds à souliers et les emporter dans le torrent. Celui qui est emporté dans les ruissellements éperdus de la vie ne peut plus comprendre la guerre, ni l'injustice sociale. "

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- L'été avec Giono #1 ICI -

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Commentaires

  • Aifelle

    1 Aifelle Le 21/09/2021

    Coïncidence, j'ai entendu cette nuit sur France Culture une émission avec Jean Giono. C'est émouvant de l'entendre à nouveau. Et intéressant de l'entendre s'exprimer lui-même sur certains sujets. Apparemment c'est une série, rien ne dit que j'écouterai les suivantes (hasard des insomnies ...).
  • Aifelle

    2 Aifelle Le 21/09/2021

    PS. Je te joins le lien si jamais ça t'intéresse : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/nuit-jean-giono-5-10-jean-giono-j-ai-vu-mourir-des-quantites-de-gens-de-mort-naturelle-c-etait-des-morts-logiques-c-etait-des-morts-normales-j-aimais-beaucoup-cette-facon-de-mourir
    marilire

    marilire Le 22/09/2021

    Je n'ai jamais entendu Giono, grand merci pour ce lien.
  • Dominique

    3 Dominique Le 21/09/2021

    ton billet me comble, Giono dans ce roman si sombre est vraiment magnifique de compassion, mais aussi de colère
    merci à toi pour la référence au roman de l Beauquel que je ne connaissais pas
    Merci aussi à Aifelle pour le lien vers les nuits de France Inter
    marilire

    marilire Le 22/09/2021

    Compassion et colère, c'est très juste, sentiments que j'ai retrouvé en lisant " Refus d'obéissance " qui donne toute sa dimension au roman.
  • nathalie

    4 nathalie Le 21/09/2021

    C'est un très beau roman. J'ai aimé que le monde de l'arrière, et de l'arrière à la campagne, soit mis en valeur. Ce n'est pas si courant. Et cette humanité si souffrante... Il y a la description de la vie des soldats aussi.
    marilire

    marilire Le 22/09/2021

    La première scène m'a impressionnée. En plaçant le regard vers le monde de l'arrière, comme tu l'écris, toute l'horreur de la guerre est d'autant plus prégnante.
  • Bonheur du Jour

    5 Bonheur du Jour Le 25/09/2021

    Le grand troupeau est un des textes de Giono que je relis toujours avec émotion. Les autres textes aussi, bien sûr, mais il se passe quelque chose entre ces lignes et moi, sans doute parce que j'y sens l'authenticité de Giono, son choix profond d'être lui-même et d'aller jusqu'au bout de ses choix.
    Bonne continuation !

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