L'homme qui aimait les chiens - L.Padura

Padura 1

 

- Grands Romans Point 2014 - Métailié 2011 -

- Traduit de l'espagnol ( Cuba ) par René Solis & Elena Zayas -

Sur la plage de La Havane, Iván, écrivain frustré, a recueilli les confidences d'un homme mystérieux, promenant deux lévriers barzoï. L'inconnu semblait connaître intimement Ramón Mercader, l'assassin de Trotski. Des années plus tard, Iván s'empare de cette rencontre : il retrace les trajectoires de Trotski et de Ramón, depuis la Révolution russe jusqu'à leur rencontre dramatique à Mexico.

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Ce roman magistral de Léonardo Padura est un roman historique. Comme pour Hérétique, il croise les histoires et l'Histoire jusqu'à ce qu'elles échouent à Cuba.

Sur ces pages, nous ne retrouvons pas le désabusé Mario Conde, l'enquêteur récurrent de l'auteur cubain ( qui apparaît tout de même en clin d'oeil au détour d'une phrase ). Ce roman là est une fresque, une lecture d'une densité et d'une ampleur remarquables.

Leonardo Padura a muri ce projet d'écriture plusieurs années suite à une visite de la maison de Trotski au Mexique. Il l'écrit en postface : " j'ai voulu me servir de l'histoire de l'assassin de Trotski pour réfléchir à la perversion de la grande utopie du XXème siècle. ". Le roman est extrêmement documenté et il est plus que cela. Il est une réfléxion, il donne à penser, il pose des questions, il n'écarte aucun doute.

Ce récit couvre une longue période historique, de la guerre d'Espagne aux année 1990 même si il présente de nombreuses ellipses et des temps resserés. Ce dont il nous parle, c'est de communisme, de ses dérives, de la dictature. A travers Trotski, que nous suivons sur ses différents et nombreux chemins d'exil hors de l'URSS après sa déportation en Sibérie, Padura nous parle d'expatriation forcée. Ce portrait de l'homme, s'il est évidemment politique, est avant tout celui de l'exilé, du proscrit. Il nous parle de déraciment, de la perte des racines et de la nostalgie, du besoin de trouver une place, un lieu.

Ce thème sera repris par le récit du destin du jeune républicain espagnol communiste, Ramon Mercader, qui devient l'assassin de Trotski. Et ce roman, c'est aussi toutes les questions autour du fanatisme, des " sacrifices à la cause ", de l'obéissance, de la légitimité de l'action ( où j'ai pensé au dernier roman d'Erri de Luca ).

La certitude que dans trois, quatre ou cinq jours, transformé en assassin, il rejoindrait le flot trouble de l'histoire provoquait en lui un mélange malsain de fierté militante face à l'action qu'il devait réaliser et de répulsion envers lui-même à cause de la façon dont il devait se comporter. Plusieurs fois, il se demanda s'il n'aurait pas mieux valu pour lui et pour la cause mourir sous les chenilles d'un tank italien aux portes de Madrid, comme son frère Pablo, plutôt que de se dire que sa mission ne servirait qu'à drainer la haine que d'autres avaient accumulée et subrepticement installée dans son esprit. "

Ce roman, c'est aussi le récit des horreurs staliniennes, les purges, les manipulations, les mensonges, le règne de la terreur. Léonardo Padura parvient dans ce roman a raconté également le communisme à Cuba, les années de pénuries et de désinformation. Il va plus loin, par son narrateur, en pointant le statut des écrivains, " la mort des écrivains ". En chapitres alternés ( Trotski, Ramon Mercader, Ivan le narrateur cubain ), sur pas moins de 800 pages, ce sont effectivement les mécanismes de dégénérescence d'un idéal.

Il convient maintenant de rappeler que nous étions en 1977, à l'apogée de la grandeur impériale soviétique, au sommet de son immobilisme philosophique et propagandiste, et que nous vivions dans un pays qui avait accepté son modèle économique et sa très orthodoxe orthodoxie politique. "

J'ai été impressionnée par ce roman que j'ai dévoré bien qu'en connaissant l'épilogue historique et les méandres. Ce qui m'a frappée, c'est ce talent de l'auteur de nous accompagner, de provoquer l'empathie sans jugement ni compromis; de parvenir à nous faire ressentir cette dérangeante compassion qui perturbe également le narrateur écrivain. Nous partageons son malaise, Padura nous donne les mots pour l'exprimer. Il faut dire que dans son récit, il ne néglige jamais l'humain, l'intime, la relation à l'autre. La plume est sensible et fine, vibrante. Il ne s'agit pas de pitié, ni d'excuse par le contexte historique dont la complexité et la violence n'est absolument pas occultée, mais bien de compassion. Et de désolation lorsqu'il s'agit de " digérer cette histoire sur les vérités enfouies. "

Un grand roman.

Et je lui parlai de tous ces écrivains, dont même eux ne se souvenaient plus, qui produisaient cette littérature vide et complaisante des années 70 et 80, pratiquement la seule qu'on pouvait imaginer et adapter habilement sous la chape omniprésente du soupçon, de l'intolérance et de l'uniformité nationale. J'évoquai ceux qui comme moi, innocents et crédules, avaient écopé d'un " rappel à l'ordre " pour avoir tenté de faire un pas en avant, et de ceux qui, après un séjour dans l'enfer du néant, avaient essayé de revenir, avec des livres lamentables, tout aussi vides et complaisants, qui leur assuraient un pardon toujours conditionnel et la sensation mutilée qu'ils étaient redevenus des écrivains parce qu'ils voyaient de nouveau leurs noms imprimés.  "

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De Leonardo Padura, pour le plaisir, pour Cuba, je vous recommande, parmi sa série policière avec Mario Conde, le particulièrement émouvant Les brumes du passé, et le savoureux Adios Hemingway.

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- Lecture avec Ingannmic -

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Commentaires

  • Ingannmic

    1 Ingannmic Le 15/10/2020

    Notre phrase de conclusion est identique, à un mot près ! Ravie aussi de cette LC, ce roman me marquera, c'est sûr. Quelle ampleur, quelle maîtrise dans l'osmose entre l'intime et l'historique, bref j'ai adoré...
    Je rajoute de suite le lien vers ton billet, et je crois que notre prochain rdv est vers la mi-novembre ... je viens de vérifier, c'est plus précisément le 18, avec L.Salvayre..
    marilire

    marilire Le 15/10/2020

    Notre prochain rendez-vous est bien noté ( j'ai vraiment eu la pression pour celui-ci, ayant sous-estimé la lecture ). Je vais enfin lire le Salvayre grâce à toi ! ( il traîne depuis un moment, j'avoue que je n'étais pas très motivée à sa parution, finalement une amie me l'a offert, je l'ai laissé dormir... )
  • Aifelle

    2 Aifelle Le 15/10/2020

    Comme je le disais chez Ingannmic, je n'ai pas envie de commercer par ce titre-là, donc je note les deux que tu indiques en fin de billet :-)
    marilire

    marilire Le 15/10/2020

    Excellents choix :). Disons que pour une première rencontre, un bon polar, c'est parfait. Et ceux de Padura sont excellents.
  • Kathel

    3 Kathel Le 15/10/2020

    J'étais aussi passée des polars de Leonardo Padura à cet épais roman avec grand plaisir. C'est documenté et intelligent à la fois. Il me restera à lire Hérétiques.
    marilire

    marilire Le 15/10/2020

    Heureusement, comme toi, il me reste quelques titres à découvrir, dont La transparence du temps. Hérétiques est différent de celui-ci dans la mesure où les chapitres ne sont pas alternés, c'est plutôt trois romans dans le roman, qui se rejoignent.
  • krol

    4 krol Le 15/10/2020

    Il va donc falloir que je lise ce grand roman après un avis aussi unanime.
    marilire

    marilire Le 15/10/2020

    C'est une lecture au long cours, passionnante pour qui s'intéresse aux grands " mouvements " du XXème siècle. Et puis Cuba.
  • keisha

    5 keisha Le 16/10/2020

    Padura c'est tellement bien!!! Il a réussi à m'intéresser à Trotsky...
    Ses séries plus policières sont à lire aussi!
    marilire

    marilire Le 17/10/2020

    Tout pareil. Et il m'en reste à lire :-D
  • Anne

    6 Anne Le 16/10/2020

    Jamais lu cet auteur encore (personne n'est parfait) mais j'en ai envie. Je note la "pédagogie" commencer par un polar ;-)
    marilire

    marilire Le 17/10/2020

    C'est-à-dire que commencer par le pavé de 800 pages, c'est gourmand tout de même.
  • Dominique

    7 Dominique Le 16/10/2020

    par le biais des lectures communes je me retrouve avec deux obligations de lire ce roman mais je traine toujours des pieds à cause de la personalité de Trotsky car ici il est victime mais je ne peux pas oublier le bourreau !!!
    marilire

    marilire Le 17/10/2020

    Il est omniprésent dans le récit, c'est certain, mais je ne dirai pas victime. J'ai plutôt ressenti que Padura s'attardait sur le statut d'exiler, mais il est vrai qu'il s'en sert aussi comme " victime " de Staline.
  • dasola

    8 dasola Le 25/10/2020

    Bonjour marilire, je confirme, un TRES grand roman lu il y a presque 10 ans et dont je garde un très bon souvenir. http://dasola.canalblog.com/archives/2011/03/10/20582558.html Bon dimanche.
  • Agnès

    9 Agnès Le 04/11/2020

    Pour moi les 3 meilleurs de Padura ce sont L'homme qui aimait les chiens, Les brumes du passé et Hérétiques.

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