Le dernier mouvement - Robert Seethaler

Dernier mouvement

- Sabine Wespieser - Février 2022 -

- Traduit de l'allemand ( Autriche ) par Elisabeth Landes -

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De Robert Seethaler, j'ai lu avec bonheur chacun de ses titres traduits en français, je recommande les trois : Le tabac Tresniek, Une vie entière ( non chroniqué ), Le champ.

Ce titre-ci est consacré au musicien Gustav Mahler. Il ne s'agit pas d'une biographie mais d'une variation au crépuscule sur la vie et l'oeuvre. L'homme en fin de vie, un homme toujours malade et agité, est sur un paquebot qui le ramène en Europe, installé sur le pont, il se souvient.

" Il rentrait au pays, voilà tout. L'unique différence avec les voyages précédents était que ce serait le dernier. "

Sur ce texte court, sous la plume poétique, nostalgique, les pensées affluent. L'écriture semble suivre les mouvements de la mer, son balancement, les flux et reflux, face à l'indifférence de la mer, cette permanence face aux passions humaines. Les mots et souvenirs par vagues, le flot des émotions. Quelques heures et cette immensité pour toute une existence. Ce n'est pas un bilan mais plutôt l'essentiel, l'absolu, le fondateur, en réflexions, en méditations. Une délicatesse et une profondeur. Souvenirs familiaux, en blessures - le deuil de la petite fille, l'aînée, l'échec du mariage - se mêlent toujours à la musique, une vision de la musique et la composition.

L'eau est omniprésente dans ce récit, l'océan - dont les lumières et couleurs de la surface ainsi que le monde marin, le vent, le ciel, offrent de belles pages -, le lac en Autriche, des canaux, la pluie. Les évocations nous entraînent à Vienne, à Toblach dans le sud Tyrol, à Paris ( la rencontre avec Rodin pour un buste ), à New-York, sur une narration en monologue intérieur, à la façon d'un huis-clos. Un seul autre personnage apparaît sur ce pont, un jeune garçon de service. Après Le tabac Tresniek, à chaque lecture, j'imagine très bien les romans de Robert Seethaler en pièce de théâtre. Celle-ci, musicale, serait magnifique.

" Assis sur sa caisse du pont supérieur, Mahler pensait dans un accès de résignation mauvaise à la vanité de la vie. Elle était à peine plus qu'une brève expiration, un souffle dans la tempête du monde, mais il aimait tant la vie que l'inanité de cet amour l'emplissait d'une tristesse déchirante. "

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- Lecture partagée avec Anne -

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L'écrivain autrichien était présent pour une rencontre ( et lecture ) à la librairie lyonnaise Passages

Il nous a d'abord parlé du choix du titre, le choix final de la polysémie. Auparavant, il pensait à " Le chant de la terre " ( titre d'une composition de Mahler ), puis à " Le silence ", qu'il a jugé ensuite trop grandiloquent ( il faut reconnaitre à son roman qu'il n'y a aucun pathos complaisant ).

A la question : Pourquoi Mahler ? , Robert Seethaler a répondu que c'était toujours la question désagréable qu'on lui posait... parce qu'il n'avait pas de réponse. 

- Quand on crée quelque chose, il y a toujours plusieurs éléments en cause, pas seulement mon intérêt pour Mahler depuis longtemps. Je peux vous raconter l'histoire de mon premier contact avec la musique de Mahler : j'avais vingt ans, j'étais parti en Israël pour 8-9 mois, je travaillais dans un kibboutz du secteur agricole, je ramassais des pommes de terre, je vaccinais des volailles. Un vieil homme vivait dans ce kibboutz. Il était un peu fou, un survivant de la Shoah. Il était toujours là, au milieu du champs. Il faut l'imaginer au milieu de ce désert brûlant et de chevaux, avec une petite radio, et il écoutait la musique de G.Mahler. Il écoutait la Première Symphonie. Je ne connaissais pas le musicien, c'était ma première rencontre avec un survivant de la Shoah également. Ces deux aspects là, conjointement, n'ont cessé de brûler en moi. Mais ce n'est qu'un des éléments. Une histoire est comme un fleuve, elle a plusieurs sources. Pour Mahler, ce qui m'a toujours fasciné, c'est cette flamme, qui le portait et qui l'a consummé.

Le libraire a fait le parallèle avec d'autres personnages des précédents romans, sur les moment de solitude, de réflexions, nécessaires : Frantz dans Le tabac Tresniek, Andreas dans la montagne pour Une vie entière. L'auteur répond que lui-même a besoin de solitude pour prendre la parole, donner des réponses. ( j'en témoigne : j'avais déjà rencontré Robert Seethaler. En arrivant à la librairie, je l'ai reconnu. Il s'était installé au fond, il ne bougeait pas. C'est pourquoi je ne l'ai pas dérangé ).

Ensuite, le libraire lui a demandé s'il fallait employer le mot personnage ou personne : pas le mot personnage, c'est un mot trop impersonnel, on dirait un pion sur un jeu d'échecs. Ce qui m'intéresse, c'est la personne, de montrer le monde par son regard. Je ne veux pas de mise en scène, pas de structure théâtrale ( hélas, trois fois hélas... ), mon idée, en écrivant, c'est plutôt comme une graine qui pousse, avec sa part d'inconnu, c'est du vivant, et aussi voir loin. Avec les lointains, les images, les histoires se développent. C'est pourquoi j'ai voulu présenter Mahler de façon très humaine, pas écrire une biographie, un homme pas seulement le musicien, un homme amoureux, un père, qui revient à ses souvenirs, selon ce que voit son regard, pas de manière chronologique. J'essaie de ne pas avoir trop d'intentions. Je voulais un homme comme nous. La légende ne m'interesse pas, elle a été écrite maintes fois.

Le libraire : Vous présentez Mahler comme un homme très réceptif à son environnement, aux sons, aux atmosphères. Il y a le bruit de la pluie, les chants et cris d'oiseaux.

- C'est ma façon de m'interesser à ce qui inspire les créateurs. Le bruit de la pluie, les sons familiers, sont évocateurs. Depuis l'enfance, nous ressentons des émotions liées à notre environnement, nous sommes sensations. Ces sons, ces images ( comme la neige ) nous laissent des impressions fortes.

Ensuite le libraire revient sur quelques scènes réjouissantes : la rencontre avec Freud ( vraie ) pour laquelle, en un très court paragraphe, l'auteur résume avec ironie la psychanalyse : " j'ai passé quatre heures avec Freud, j'ai tenu un long monologue, et c'est tout. ", mais finalement Mahler en tire tout de même quelque chose; et la rencontre avec Rodin, présenté comme un créateur fou devant un Mahler qui ne voulait pas du buste et surtout ne voulait pas poser. 

- Je n'ai pas décidé/voulu que cette scène soit comique. C'est l'attitude de Mahler, son refus, qui fait que la scène perd ce qui pourraît être grandiose. C'était impossible la pose pour cet homme toujours en mouvement. On le comparait à un derviche tourneur même en chef d'orchestre. Chez Rodin, il se retrouve dans la posture d'un enfant, qui, en plus, ne comprend pas le français.

Le libraire : en réponse à une question du jeune garçon de cabine, Mahler répond : " Dès qu'on peut décrire la musique, c'est qu'elle est mauvaise. " . Est-ce un aveu d'impuissance de l'écrivain ou une vision de la musique ?

- Je pense qu'on ne peut pas décrire la musique, comme les sentiments. On peut décrire ses effets. On peut l'approcher par cercles concentriques, on va ajouter des mots, comme des couches superposées, qui vont faire un mur. Ce qui est intéressant, c'est aussi l'indescriptible, cet espace entre les mots, entre les notes. C'est pour cela que je n'ai pas voulu le titre " Le silence ", il n'était pas bon, il n'ouvrait pas de bons espaces.

Je n'ai pas travaillé le texte comme une composition ( 6 chapitres - 5 + un épilogue ), mais effectivement, je me suis retrouvé dans les mouvements, une tonalité différente au sein de chaque chapitre, des variations qui créent une musique implicite, une ambiance ( mélancolique, allegro, le tempo des émotions ). Figurez-vous qu'il a fallu que je vienne en France, pour en parler, pour qu'enfin on le découvre.

La bonne histoire, elle est entre les mots.

Robert Seethaler a accepté de nous lire les premières pages dans sa langue d'écriture, en allemand, afin que nous puissions apprécier ce rythme, les tonalités et le ton. Ce fut particulièrement agréable.

- Merci à Marie Gravet pour la traduction de cet entretien -

 

Seethaler passage

 

Commentaires

  • Mina

    1 Mina Le 23/03/2022

    Quelle chance d'avoir pu l'écouter parler de son livre et merci de nous partager ces quelques extraits de la rencontre. Ca éclaire un peu différemment la lecture (que j'ai faite tout récemment, après qu'Anne m'a parlé de votre lecture commune), notamment avec ce rythme musical que je n'avais pas forcément perçu. J'ai remarqué et apprécié l'attention aux sensations, aux sons, aux rythmes ; à la mer en parallèle à ces flux de souvenirs. Comme tu l'écris, une adaptation théâtrale et musicale serait magnifique pour ce texte.

    Il ne me reste plus qu'à découvrir Le tabac Tresniek, le seul que j'ai pas encore lu (et qui m'a été offert récemment).
    marilire

    marilire Le 24/03/2022

    Ravie de cette lecture triple. Je te tiens informée des prochaines. Quant au Tabac Tresniek, la réponse est oui ! Un grand roman.
  • Anne

    2 Anne Le 23/03/2022

    Merci pour cette belle lecture, pour ta lecture et l'interview de Robert Seethaler qui me donne déjà envie de relire ce livre ! Quel merveilleux créateur lui aussi, ce romancier !
    marilire

    marilire Le 24/03/2022

    il se confirme que quelque soit le sujet, je lis Robert Seethaler :-)
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 23/03/2022

    Comme je le disais chez Anne, je n'aime pas tellement les romans qui parlent de personnes ayant existé et dont nous avons déjà pas mal de représentations, mais j'aime tellement cet écrivain que je crois que je vais passer outre. Et merci pour le résumé de l'entretien qui est éclairant.
    marilire

    marilire Le 24/03/2022

    Je comprends. Ce roman n'a pas de prétentions biographiques réelles, c'est l'histoire d'un homme. En revanche, il donne envie d'en savoir plus, notamment sur son épouse dans mon cas ( ayant découvert qu'elle a été ensuite l'épouse de Walter Gropius, le fondateur du Bauhaus ).
  • A_girl_from_earth

    4 A_girl_from_earth Le 24/03/2022

    Hmmm pour découvrir enfin cet auteur, peut-être pas ce livre que je ne sens pas trop pour moi au niveau des thèmes et de l'ambiance, mais j'avais noté Le Tabac Tresniek que je dois lire depuis belle lurette. Merci pour le rappel ! Et quelle chance cette rencontre avec l'auteur ! J'adore ces moments, même quand je n'ai pas lu les auteurs, c'est toujours enrichissant.
    marilire

    marilire Le 24/03/2022

    Comme à Mina, je te réponds : oui, absolument, pour le Tabac Tresniek. Pour l'écriture, le contexte, les personnages, et la beauté tragique du récit.
  • Kathel

    5 Kathel Le 24/03/2022

    Merci pour cette rencontre que tu nous fais vivre en différé. Je commençais à m'imaginer ce roman au théâtre, très bonne idée, mais l'auteur ne semble pas d'accord. Je me contenterai du roman, à l'occasion, j'ai beaucoup aimé son écriture dans Le tabac Tresniek et Une vie entière.
    marilire

    marilire Le 24/03/2022

    Disons qu'il ne semble pas d'accord quant à l'écriture. Durant la rencontre, j'ai appris qu'il y avait eu une adaptation cinématographique en Allemagne du Tabac Tresniek, il n'avait pas l'air emballé...
  • niki

    6 niki Le 24/03/2022

    à propos de la question "pourquoi mahler", j'aurais eu envie de répondre "et pourquoi pas mahler"
    (je sais je suis malpolie :D )
    marilire

    marilire Le 24/03/2022

    Pourtant, cela aurait été une bonne réponse ;-) ( j'use souvent de ce " pourquoi pas " :))
  • Dominique

    7 Dominique Le 30/03/2022

    Passionnant et je suis heureuse d'avoir mis le livre sur mes étagères, j'aime assez les romans sur la musique ou les musiciens
    L'interview est franchement intéressant
    merci à toi
    marilire

    marilire Le 31/03/2022

    Je suis certaine que tu vas apprécier cette lecture.

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