Le grand royaume des ombres - Arno Geiger

Geiger

- Galimard - Du monde entier - 2019 -

- Traduit de l'allemand ( Autriche ) par Olivier Le Lay -

Au mitan de la Seconde Guerre mondiale, auprès du lac autrichien de Mondsee, le jeune soldat viennois, Veit Kolbe, goûte quelques mois de convalescence. Au coeur de ce paysage alpin qui ferait presque oublier les combats, et grâce à l'amitié qu'il tisse avec sa voisine Margot, les forces lui reviennent. Mais la menace rôde comme une ombre et peut s'abattre de la façon la moins attendue. Dans le camp pour jeunes filles évacuées installé au bord du lac, une adolescente disparaît soudainement, mettant la petite communauté en émoi, tandis que les échos de la guerre, qui paraissaient pourtant lointains, se font plus réguliers et inquiétants.

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Après Zebu Boy de Aurélie Champagne et Un autre tambour de William Melvin Kelley , un troisième coup de coeur parmi les titres de rentrée littéraire. J'ai eu la main heureuse, il n'y avait pas tant de titres qui me tentaient ( autre possibilité, je choisis mieux ce qui me convient, privilège de l'âge ).

Un grand roman que ce Royaume des ombres, il ne va pas être facile d'en expliquer la densité, de limiter la citation d'extraits. Ce roman m'a dévorée tandis que je m'en nourrissais. Ce n'est pas le genre de lecture qu'on avale d'un coup. Il frôle les 500 pages pour une année ( de fin 1943 à fin 1944 ), nous enveloppe de pensées, d'atmosphère, nous emmène à la rencontre de nombreux personnages. 

Il s'agit donc d'accompagner le soldat autrichien Veit Kolbe, viennois de vingt-quatre ans, dont les dernières années n'ont été que armée et guerre, en lisant ses carnets. Nous sommes en décembre 1943, il est grièvement blessé sur le front de l'Est.

La sensation d'avoir survécu est indescriptible et rien ne saurait lui être comparé. Quand je n'étais encore qu'un enfant, je me disais : Quand je serai grand. Et aujourd'hui : Si je survis./ Rester en vie n'est-il pas ce que nous pouvons souhaiter de mieux ? 

[ les blessures ] Cela s'est passé dans une région où nous étions déjà cantonnés deux ans plus tôt, exactement au même endroit et à la même période de l'année. [...] Dans notre wagon, à Dolynska, on nous jetait à pleine poignées du chocolat et des bonbons acidulés. Il en va toujours ainsi : quand les troupes battent en retraite, on s'empresse de vider les magasins militaires pour qu'ils ne tombent pas entre les mains des Soviétiques. Les bonbons et les carrés de chocolat sont le seul bénéfice que nous tirions de cette guerre, nous autres soldats; le reste n'est qu'une suite d'atrocités."

Le ton est donné : le recul de l'armée allemande, l'horreur des combats - vue, subie, exercée -, le fatalisme et malgré tout l'espoir, cette écriture à la façon d'un journal. J'ai craint dêtre gênée par ces coupures avec le / mais en fait, je les ai vite oubliées, elles se sont insérées sans difficultés dans le rythme de lecture.

Veit Kolbe est rapatrié à Vienne, chez ses parents, où il ne souhaite pas demeurer, où les discours civils sur la guerre, notamment ceux de son père, et la propagande le mettent mal à l'aise, déclenchent sa colère. Il s'arrange pour rejoindre le village de Mondsee où son oncle est policier durant sa convalescence. Là, il raconte, observant la vie, les gens, autant que les paysages, le passage des saisons. Au fil de ses pensées, de ses angoisses, de ses rencontres, des amitiés qu'il noue plus ou moins, toujours quelque peu distant ou décalé, c'est l'histoire de la guerre au civil, au quotidien, cette ambivalence entre la violence du temps et ses conséquences et la vie qui continue, qui dure, prise dans ses considérations pragmatiques. Et universelles. Parce que ce qui se raconte, c'est le nationalisme, les envies et espoirs de la jeunesse qui veut se libérer des aînés, les liens familiaux, la politique, tout ce qui sépare, tout ce qui unit. Ce récit pourrait s'inscrire dans n'importe quel pays pris dans la Deuxième Guerre Mondiale; il pourrait s'inscrire sous n'importe quelle dictature. Il s'inscrit si bien en Autriche par la beauté des descriptions qui se mêlent intimement aux émotions.

" Le Danube coule à six cents mètres à peine de la garnison. Ici le vent vous arrive toujours de face. Sur les flancs du Braunsberg les arbres des fôrets vont jaunissant, aux marges de la ville les plaines roussissent. L'automne à présent s'est pleinement installé, le vent souffle le duvet des chardons sur l'étendue des près, le Danube roule ses eux vertes en direction du front. La lumière d'automne est parfois si frêle, mon cher Ferdine, comme exténuée, le ciel si transparent qu'on à peine à croire qu'il puisse encore soutenir les oiseaux... "

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Le Drachenwand se dessinait avec netteté, dressant au-dessus des fôrets carillonnantes de froid son crâne immense dont les yeux vides posaient sur l'étendue du paysage un regard figé. C'était le crépuscule du matin, et sur la fine couche de glace du lac gelé sur ses bords glissaient déjà les premières lumières. Si le froid perçant se maintenait, les eaux du lac, cet hiver-là encore, seraient entièrement gelées, pour la troisième fois en l'espace de quelques années - au diapason d'une époque de glace. "

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Toutefois, ce roman n'est pas contemplatif. Il relate la pesanteur de cette période - " ce cauchemar interminable, diffus, toujours plus sombre et plus impitoyable, au sein duquel toute vie civile n'était plus que coquille vide, et où se faisaient jour avec une netteté toujours plus cruelle les aspects les plus vils de l'être humain, y compris moi " -  , les lueurs et les éclats aussi, l'amertume et l'absurde, sans angélisme ni complaisance, et toujours la vie qui (se) bat. Il raconte le petit monde de Mondsee, l'acariâtre logeuse, son profiteur de mari, la voisine jeune mère avec qui se lie notre soldat - " l'Allemande " - , l'oncle policier qui attendait la retraite qui n'est pas venue du fait de la guerre, la travailleuse forcée polonaise, les jeunes filles du camps d'enfants viennois évacués, leur institutrice, le maraîcher qu'on surnomme le Brésilien parce qu'il a vécu au Brésil ( et n'aspire qu'à y retourner : " l'invasion était imminente à l'Ouest, et qu'il ne tarderait plus à laisser en plan cette civilisation européenne à bout de souffle [...] L'essentiel était de foutre le camp de ce continent de brigands et de guerriers. " )... Des histoires de village qui disent tout de l'histoire d'un pays, de l'Histoire. Il y a les fanatiques, les opposants, les opportunistes, et cette jeunesse que l'on dresse, qui reste vive, qui ne prend pas ni le pas ni la mesure.

L'atmosphère qui régnait au village était toujours marquée par les glapissements de notre logeuse, les survols d'escadres de bombardiers ennemis, les annonces de décès, les médisances de caniveau et les coupures de courant. Quand le bulletin d'information de la Wehrmacht n'était pas du goût de notre logeuse, elle flanquait des coups de pied dans la boite à ordures vide et la chassait au milieu de la cour. Il était alors plus prudent de ne pas lui adresser la parole./ Quoi qu'on pût penser de l'évolution du conflit, un bulletin militaire défavorable avait le don de saper le moral à tant de personnes qu'on en payait immanquablement les conséquences. "

Sur les pages, par touches, les personnages gagnent en épaisseur, en complexité. Ce qui demeure, à la fin de la lecture, c'est cette humanité. On s'intéresse à ces personnages, pourtant pas tous sympathiques, à défaut de s'attacher. La fin de la guerre est proche, ses échos ( l'attentat contre Hitler, le débarquement en Normandie... ) comme ses conséquences en sont éloquents, les réfugiés arrivent - des êtres jetés dehors, dénoncés, meurtris, des criminels en fuite, de pauvres diables -, de plus en plus nombreux, fuyant devant l'Armée Rouge. 

Les convois de réfugiés continuent d'affluer, des paysans coiffés de bonnets fourrés mènent devant eux d'immenses troupeaux. Le tout sous cette grisaille de décembre qui accable les terres, dans les cris des corneilles mantelées qui ne se détachent qu'à peine d'un ciel couleur ardoise. "

Gris, c'est la tonalité de ce récit d'une plume fine, évocatrice et directe sans appuyer. C'est le gris des cendres sur quelques braises encore. Il est évidemment question de défaite ( pas seulement militaire ) et d'endoctrinement, de liberté, d'un autre rapport au temps ( passé, présent, futur ). Peu à peu, nous comprenons que Veit Kolbe ne veut pas retourner combattre, qu'il veut vivre et " mener une existence qui m'appartient " , qu'il ne croit pas ( plus ) au nazisme, que les atrocités auxquelles il a assisté, auxquelles il a participé sur le front de l'Est, ne l'ont pas laissé indemne. Il est sujet à des crises de panique, des pertes de réalité qui le renvoient au combat. Perte et vide, vidé, comme une vacuité, " un délabrement mental " à l'image de la " faillite morale " de son pays. Veit Kolbe n'écrit jamais le nom - Hitler - , il écrit " mon donneur d'ordre ", il écrit le F. Après s'être battu, il se débat.

" ... j'ai compris qu'en effet je resterais irrémédiablement empêtré dans cette guerre, quelle que pût en être l'issue, et quoi qu'il puisse encore m'arriver : j'y resterais irrémédiablement empêtré parce que j'y avais eu ma part. Il était bien difficile de se l'avouer. 

Il esr dommage en effet que je ne puisse réparer ce qui a été commis. S'il est une chose que les six années qui viennent de s'écouler m'ont apprises, c'est que la sagesse marche derrière moi et me devance rarement. Le soir venu, la voici qui s'invite à votre table, hôte tardif et inutile. "

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Ce roman, c'est une lecture en immersion. Parfois, le roman se fait choral. Des chapitres en sont des lettres qui se suivent ( sans que la présentation le précise ), s'enchaînent, racontant un autre lieu, une autre histoire. Ainsi, il y a Vienne avec un jeune homme qui sera enrôlé, Budapest avec le père d'une famille juive, la ville allemande de Darmstadt avec la mère de la jeune Margot, ancienne capitale de la Hesse avant d'être détruite par un bombardement en 1944. 

Et il y a l'ode au Brésil, au métissage, ( on ne peut s'empêcher de penser aux textes de Stefan Zweig ) avec les conversations et souvenirs du maraicher durant ces quelques mois d'amitié improbable et dangereuse, l'homme ne cachant son hostilité au régime nazi.

Les personnages ont une telle présence, une telle " réalité ", que l'on ne peut s'empêcher de vouloir en savoir plus. Nous connaissons la fin de cette Histoire. Alors, que vont-ils devenir ? L'auteur exauce le lecteur en apportant un " supplément au récit " précisant en quelques phrases factuelles le devenir de chacun des personnages, comme s'ils avaient existé. Ils ont existé.

Ce Grand royaume des ombres est un roman social, subtil, sensible. Et documenté. L'auteur a utilisé des lettres ( notamment celles des jeunes filles évacuées et de soldats allemands qui lui ont inspiré les personnages ), des journaux. 

Dans une interview du magazine Transfuge ( octobre 2019 - N°132 ) :

J'ai conçu dans ce roman une maison fictive avec une porte et des fenêtres réelles. "

Je voulais voir les forces destructrices de la guerre à l'oeuvre en dehors du champ de bataille.[...] L'étrangeté de cette guerre qui n'a pas lieu dans la réalité du quotidien, mais qui constitue pourtant le présent de tous les personnages. "

Le titre original du roman est Unter der Drachenwand, c'est à dire sous le Drachenwand, une montagne face au lac. Le nom de cette montagne peut se traduire par Mur de Dragon. Tout est dit.

Un dernier extrait :

Mars avait été d'une exceptionnelle fraîcheur. Il neigeait encore aux premiers jours d'avril. Mais pendant la semaine sainte le temps changea brusquement, la chaleur s'installa, le dégel fut rapide et déjà de petits ruisseaux débordaient leurs rives. Sur un talus inondé de soleil bordant les rails qui couraient vers Sankt Gilgen, j'ai découvert les premiers tussilages de la saison. Cette plante échevelée aux fleurs jaunes, les Russes l'appelaient l'herbe aux Allemands. A Kharkiv, où nous avions mis la ville à sac, bombardé, mitraillé, massacré tout ce qui bougeait encore, on voyait fleurir au printemps dernier par touffes entières les tussilages au coeur des zones incendiées et parmi les décombres. Je n'ai pas pu me défendre d'y repenser quand enfin le printemps s'est annoncé. "

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 17/10/2019

    Tu n'as fait que de bons choix, effectivement ! Cet auteur m'a été recommandé aussi par une amie franco-autrichienne, notamment "Le vieux roi en son exil" et ça fait donc un moment que je prévois de le lire...
    marilire

    marilire Le 17/10/2019

    Parfait, comme ça j'aurai un retour sur " Le vieux roi en son exil " ( que de bon choix après la grosse déception du début ! )
  • Dominique

    2 Dominique Le 17/10/2019

    je l'avais mis sur mes tablettes sans me presser mais tu ravives la flamme là !!! j'aime la littérature germanophone donc je l'avais coché en effet mais je ne me doutais pas que le roman était aussi fort
    marilire

    marilire Le 17/10/2019

    J'aime aussi la littérature germanophone, je ne pouvais manquer ce roman, tout comme toi. Oh oui, très forte cette lecture, c'est pour cela que j'ai mis tant d'extraits, quelle plume !
  • Cécile

    3 Cécile Le 17/10/2019

    Heureusement que tu précises qu'il n'est pas contemplatif, il pourrait me tenter ! ;)
    marilire

    marilire Le 18/10/2019

    Pas contemplatif, c'est comme un journal, ponctué par des lettres d'autres personnages, alors, sans relater de grands événements, le récit mêle pensées, descriptions et actions.
  • papillon

    4 papillon Le 17/10/2019

    Il avait échappé à mes radars, celui-ci, mais après un tel billet, je vais me pencher sur son cas !
    marilire

    marilire Le 18/10/2019

    Ah oui, j'aimerai beaucoup lire ton retour de lecture !
  • niki

    5 niki Le 17/10/2019

    ton billet fait certes honneur au roman - tu as raison, c'est merveilleux un beau texte
    marilire

    marilire Le 18/10/2019

    Merci. Quand l'écriture porte un récit, c'est d'autant plus intéressant et prenant.
  • Tania

    6 Tania Le 17/10/2019

    Nous sommes quelques-unes à nous tourner vers ces années-là en ce moment, je note ce titre que tu donnes envie de lire.
    marilire

    marilire Le 18/10/2019

    Je lis régulièrement de la littérature germanophone, c'est un thème/une période récurrente. Si tu le lis, j'espère que tu apprécieras cette écriture autant que moi.
  • Aifelle

    7 Aifelle Le 18/10/2019

    Il me rappelle un peu "l'heure étoilée du meurtrier" pour le contexte, un personnage qui après avoir cru à une victoire triomphale de son pays, est confronté à une déconfiture de plus en plus profonde et obligé de regarder de près à quoi il a contribué (même contre son gré). La comparaison s'arrête là parce que celui-ci semble nettement plus large et détaillé. C'est noté bien sûr.
    marilire

    marilire Le 18/10/2019

    Ta remarque est juste. Cependant nous sommes ici loin des combats ( même s'ils se rapprochent ). La réflexion est plus sociétale, le récit bien moins épique.
  • Annie

    8 Annie Le 22/10/2019

    C'est une période qui me passionne, donc je lirais d'autant plus volontiers ce livre que tu chroniques si bien. Retrouver la vie civile après l'expérience du combat doit être une aventure unique. On n'est plus la même personne et nos anciennes certitudes doivent être bien fragilisées, pour le moins. Bonne soirée, Maryline !
    marilire

    marilire Le 23/10/2019

    Alors, ce roman devrait te combler. C'est ce qui m'a interpellée, cette guerre " au civil ", cette destruction-reconstruction ( peut-être ). Et quelle belle écriture. Bonne soirée à toi Annie et bonne lecture.
  • Goran

    9 Goran Le 31/10/2019

    Je notes...

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