Une île, une forteresse - Hélène Gaudy

Ile forteresse- Actes Sud Babel - 2017 -

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La ville de Terezín, à 60 km de Prague : forteresse inutile - jamais utilisée en temps de guerre -, ville de garnison puis camp d'internement devenu antichambre d'Auschwitz, " ghetto modèle " utilisé comme décor d'un film de propagande nazie tourné en 1944, cette cité est figée dans une histoire qui l'isole du monde. Au fil de rencontres, de témoignages, d'archives, le livre d'Hélène Gaudy interroge un lieu coincé entre une mémoire impossible et l'espoir jamais tout à fait éteint d'une renaissance.

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Sur Terezin est le sous-titre de ce récit, annonçant le sujet. Hélène Gaudy s'est rendue deux fois dans la ville dont elle cherche à s'approprier la réalité, la vérité; son présent après l'horreur du passé récent, l'avenir. Elle cherche des traces, des lignes, un esprit des lieux - " ces lieux que leurs noms précèdent, dont l'ombre occulte la réalité géographique, humaine. " - dont la mémoire a été entravée par le régime communiste. 

Plus loin, les Sudètes et les monts des Géants, le mont Rip où grimpa l'ancêtre des contes pour enfants, d'où il observa de haut, dans le vent, les arbres et la vallée, la ligne d'horizon, et choisit d'établir ici la nation tchèque. Et puis, les remparts, la petite et la grande forteresse, celle où le jeune Gravilo Princip, silhouette malingre qui de deux balles déclencha la Grande Guerre, attendit la mort dans le fond noir de sa cellule, et celle, transformée en ghetto, en camp, qu'un cinéaste juif, star déchue de Berlin, figea sur pellicule à l'été 1944. "

L'architecture de cette ville est particulière, il s'agit d'une forteresse militaire, des remparts, un périmètre en étoile, comme nous le montre un plan déssiné en introduction -  "  ... l'espace publique y est remplacé par une architecture rationnelle, rectiligne, qui permet visibilité et contrôle. La surveillance, inhérente à sa conception même, aura été utile au temps où la ville était militaire comme à celui du ghetto, puis à l'époque communiste ".

Le récit suit ce dessin d'étoile, l'auteure semble s'en éloigner pour mieux y revenir, suivant les branches.

Je m'attendais, peut-être, à quelque chose de spectaculaire, à une marque indélébile à même le paysage mais l'empreinte est plus profonde, les couches, plus nombreuses, indissociables. "

Le propos est à la fois intimiste et documentaire. Hélène Gaudy s'appuie sur des témoignages, des livres, des documents, elle approfondit son sujet, nous livre l'historique de la forteresse, ce qui a préludé au rôle de Terezin dans l'organisation nazie, en amont, tout en prenant le temps de s'arrêter sur des parcours individuels, de nous donner des noms, des âges, des mots et des visages. 

Comme dans le récit Un monde sans rivage ( Actes Sud 2019 ), elle cite ses sources et ses lectures, livre des extraits ( récits de survivants, archives, essais, Austerlitz de Sebald, Être sans destin de Kertész ), tout en posant ses questions. Toutefois, elle est bien plus présente dans ce récit que dans Un monde sans rivage. Une île, une forteresse, dont le titre évoque cette sensation d'isolement et de prison; cette impression de déréalité, est aussi le livre du livre. Nous suivons ses pas, son regard - qui s'accroche aux paysages, au ciel, aux fragments, aux devantures, aux silhouettes, aux couleurs, aux circonstances - son JE, ses émotions et perceptions, ses commentaires sur les rencontres, sa façon d'appréhender les témoignages.

La structure du récit suit également la forme de l'étoile, de ses branches, en six parties. Les sujets reviennent, se complètent, se précisent, prenant des allures de disgressions, encore une fois comme dans Un monde sans rivage. C'est aussi ce qui rend cette lecture si intéressante, ces références qui sont explicitées et détaillées.

Hélène Gaudy s'intéresse au rôle de l'image, avec des photographies, des portraits, en racontant, un peu plus à chaque fois, le film de propagande nazi qui fut tourné à Terezin, ainsi que le rôle de la Croix Rouge dont des émissaires visitèrent deux fois le camp.

" La Croix Rouge se retrouve sans le savoir à la fois instigatrice et bénéficiaire d'un spectacle créé pour elle. "

Elle raconte également ce terrible paradoxe de Terezin, ce ghetto devenu " la place de l'art sous toutes ses formes ", où les internés ont pratiqué autant qu'il a été possible dans leur misère, dans leur angoisse, la musique, le théâtre, le dessin. Des conférences s'organisent aussi, des partages de connaissances. A Terezin ont été déportés des célébrités, des médaillés; des personnes que l'on épargnait quelque peu, encore un peu, pour ne pas choquer, pour préserver le mensonge.

A propos de l'art, de ce partage, Hélène Gaudy élargit le sujet en réfléchissant à notre relation à l'espace, à la langue que nous utilisons pour communiquer, le langage qui nous lie ou nous sépare. L'art est un " territoire commun ". 

A Theresienstadt, la musique s'affranchit des questions d'argent, de jalousie, de célébrité, plus entravée par rien à cause du vide des jours. Quand ils savent que ce soir sera le dernier, c'est au concert que beaucoup choisissent de le passer. Les musiciens et le public connaissent le même quotidien, la même absence de distraction, la même promiscuité. Il n'y a plus de foyer qui tienne, plus de possessions et de moins en moins de désirs, alors ceux qui jouent et ceux qui écoutent partagent plus qu'une musique, la possibilité d'un refuge, un territoire commun.

De la lointaine mémoire, on remonte des chansons, des concertos, des requiem, joués parfois plus de dix ans auparavant et qui s'imposent, sans partition reviennent. Bientôt, les musiciens auront même droit à du papier à musique puisque de cette ferveur collective, de ce vivier de talents, les nazis ne vont pas tarder à déceler, aussi, le potentiel. "

Ce potentiel, c'est la propagande, le ghetto vitrine, le titre du film : " Hitler offre une ville aux Juifs ". Des dessins d'artistes sont offerts aux membres de la Croix Rouge en visite.

D'autres sont réalisés en secret, réalistes, cachés, comme ceux de Bedrich Fritta ( C'est lui le Bedrich du roman d'Antoine Choplin Une forêt d'arbres creux )

Fritta 1.

Fritta in the living quarters.

Fritta film und wirklichkeit.

Hélène Gaudy relate les entretiens avec Georges Arthur Goldschmitt, auteur et traducteur franco-allemand, fils de Arthur Goldschmitt qui pratiqua le dessin à Terezin. Son trait y est d'une extrême délicatesse, traçant des portraits, des paysages, hors contexte concentrationnaire. En cherchant ses dessins sur le net, j'ai découvert que Georges Arthur Goldschmitt a donné les portraits réalisés par son père au Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon.

Vous pouvez en voir ICI. Un ouvrage a été édité regroupant les dessins : Puisque le ciel est sans échelle aux éditions Creaphis ( 2015 ).

Les dessins de Leo Haas, illustrateur allemand exerçant en Tchécoslovaquie, sont plus explicites, documentaires. Il est déporté à Terezin en 1942. 

Leo haas

Un article documenté ICI avec un diaporama de dessins.

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Ainsi Terezin " s'étoile dans tous les sens, me mène ailleurs, suscite des rencontres, des confidences. [...] Il n'y a peut-être que comme cela qu'on peut saisir quelque chose de Terezin, en étant attentif aux glissements, aux associations d'idées, en suivant les fils que chaque porte close donne envie de tirer. Une ville qui suscite sa propre écriture, curieuse et empêchée, oblique, soumise aux aléas et aux réminiscences.

Je ne sais pas encore où elle m'emmènera ni même si elle m'emmènera quelque part. Mais il me semble que ce point central d'une étoile encore à dessiner est plus riche des directions qu'il suscite, des branches qui y prennent racine, que de son coeur opaque, inaccessible. "

C'est à Drancy et Bobigny que les branches de l'étoile entraînent Hélène Gaudy où se dévoile un JE familial, une histoire volée, celle du grand-père disparu à Auschwitz; une histoire réinventée avec Max Jacob, avec Robert Desnos.

A Theresienstadt meurent l'un après l'autre les espoirs. [...] Sur les 140 000 Juifs qui y ont été internés, 88 000 seront déportés vers les camps et les ghettos de l'Est. Plus de 33 000 mourront sur place, victimes de la faim, de la maladie, de la violence. Seuls environ 17 000 survivront. ( selon l'historienne Annette Wieviorka ). "

Pour conclure, je choisis un poème de Robert Desnos, mort du typhus le 8 juin 1945 à Theresienstadt.

Vaincre le jour, vaincre la nuit,
Vaincre le temps qui colle à moi,
Tout ce silence, tout ce bruit,
Ma faim, mon destin, mon horrible froid.

Vaincre ce cœur, le mettre à nu,
Écraser ce corps plein de fables
Pour le plonger dans l’inconnu,
Dans l’insensible, dans l’impénétrable.

Briser enfin, jeter au noir
Des égouts ces vieilles idoles,
Convertir la haine en espoir,
En de saintes les mauvaises paroles.

Mais mon temps n’est-il pas perdu ?
Tu m’as pris tout le sang, Paris.
À ton cou je suis ce pendu,
Ce libertaire qui pleure et qui rit.

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- extrait du recueil Ce coeur qui haïssait la guerre -

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- Le billet de Keisha -

Visuel lectures communes holocauste 1*

Commentaires

  • keisha

    1 keisha Le 28/01/2021

    Tu comprends pourquoi c'est un coup de coeur? Merci!
    marilire

    marilire Le 28/01/2021

    Je comprends bien ! Merci à toi pour cet excellent conseil de lecture.
  • Kathel

    2 Kathel Le 28/01/2021

    Ce livre semble très riche et fort... Je connais un peu Terezin par le roman d'Antoine Choplin, très marquant.
    marilire

    marilire Le 28/01/2021

    Il est prenant ce livre. On suit littéralement Hélène Gaudy, on partage ses sensations, ses impressions, ses questions. Et ce fut une parfaite occasion pour moi de retourner voir de plus près tous les dessins.
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 28/01/2021

    Je n'ai pas encore lu cette auteure, ça pourrait être l'occasion. J'ai lu le livre d'Antoine Choplin et il y a pas mal d'années, il me semble avoir lu un document sur Teresin. Vu des documentaires télé aussi.
    marilire

    marilire Le 28/01/2021

    Ou découvrir l'auteure avec Un monde sans rivage, le grand froid. Je ne saurais choisir entre les deux.
  • Dominique

    4 Dominique Le 29/01/2021

    Si j'ai lu Georges Arthur Goldschmitt je ne connaissais pas par contre ce livre d'Hélène Gaudy, une auteurs que j'apprécie je le note immédiatement
    Ces dessins sont effrayants, je me souviens qu'en 1966 à Varsovie j'avais vu une exposition des dessins des enfants de Terezin et je me souviens encore plus qu'il n'y avait pas un chat à cette expo, nous étions seuls dans les salles c'était déroutant, effrayant et d'une tristesse infinie
    marilire

    marilire Le 29/01/2021

    Je ne connaissais pas du tout Georges Arthur Goldschmitt avant cette lecture. Je suis certaine que ce livre va t'intéresser ! Terrible souvenir que tu racontes là. Dans ce livre, Hélène Gaudy parle de ces dessins d'enfants qu'elle a vu exposés dans la synagogue de Prague. Elle nous parle aussi de la femme qui a été comme l'institutrice de ces enfants, professeur de dessin : Friedl Dicker-Brandeis, qui a été une étudiante du Bauhaus, qui a eu Paul Klee pour enseignant. Elle s'intéressait à l'éducation, aux méthodes Montessori. Elle est morte à Auschwitz en 1944.
  • Passage à l'Est!

    5 Passage à l'Est! Le 29/01/2021

    C'est vraiment l'un des avantages de ces "lectures communes": découvrir ces livres que je ne connaissais pas. Celui-ci en particulier me parait vraiment intéressant, autant pour la démarche que pour le lieu. Merci pour ton billet, et pour les fils que tu tires vers le dessin et la poésie.
    marilire

    marilire Le 29/01/2021

    C'est l'un des aspects particulièrement intéressant de cette lecture, tous ces fils que suit l'auteure, tous les fils que j'ai suivis également.
  • Anne

    6 Anne Le 30/01/2021

    Un livre de plus sur Theresienstadt, avec une connotation de recherche personnelle : je note.
    marilire

    marilire Le 05/02/2021

    C'est vraiment sous l'angle de l'approche personnelle, ce récit, entre documentations et émotions.
  • Patrice

    7 Patrice Le 02/02/2021

    Encore une auteure et un livre qui m'étaient inconnus, alors que le sujet de Terezin m'interpelle beaucoup. Merci pour ta participation à ces lectures communes !
    marilire

    marilire Le 05/02/2021

    Hélène Gaudy est une auteure à découvrir. Merci pour ce rendez-vous grâce auquel je me suis décidée à plonger dans ce livre.
  • Lilly

    8 Lilly Le 03/02/2021

    Merci pour ce billet passionnant ! J'aime les livres dans les livres, de plus en plus. Avec ce genre de sujet, je pense qu'il permet en plus une identification avec l'autrice sans être autant impliqué qu'avec les récits-témoignages (essentiels mais très éprouvants).
    marilire

    marilire Le 05/02/2021

    J'aime aussi suivre le parcours des auteurs dans ce type de récit documentaire. Il me semble que cela permet d'être à le fois au plus proche et de conserver une certaine distance.
  • Lou

    9 Lou Le 22/02/2021

    Je me le note car j'ai très envie de découvrir Hélène Gaudy. Il m'a l'air passionnant avec ces influences littéraires.

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