
L'an dernier, en janvier, je présentais le récit de Hélène Gaudy intitulé Une île, une forteresse ( chronique ICI ) consacré à Terezin. C'est sur ces pages que j'ai rencontré l'artiste Friedl Dicker-Brandeis. Son nom, son parcours, ne m'ont pas quittée depuis. J'espérais la connaître mieux. J'ai eu cette chance en septembre lors de ma visite au Mahj pour l'exposition Paris pour école 1905-1940, Chagall, Modigliani, Soutine... ( chronique ICI ). A la librairie du Mahj, en évidence, sur une étagère, juste devant mes yeux, il y avait ce catalogue d'une exposition datant de l'année 2000, le dernier exemplaire.
Je tiens à vous présenter Friedl Dicker-Brandeis, aussi parce que ma prochaine chronique concernera le roman de Magdalena Platzova Le saut d'Aaron, paru fin août 2021, inspiré de la vie de Friedl Dicker-Brandeis bien que son nom ne soit pas écrit alors que c'est sa photographie en couverture, l'hommage en image.
Ce catalogue est signé Elena Makarova, historienne de l'art, responsable du projet de cette exposition qui fut d'abord présentée à Vienne.
" C'est l'oeuvre d'une artiste qui toucha à de multiples domaines que nous voulons présenter, une oeuvre dont les différents aspects pourraient sembler difficiles à lier ou à mettre en perspective, et dont la résolution finale dans une disparition violente pourrait masquer l'originalité. Friedl Dicker-Brandeis nous importe comme artiste, comme femme, comme juive européenne; son oeuvre nous tient à coeur parce que, au-delà de son inventivité ancrée dans son temps, elle a tissé patiemment, subtilement, des liens entre les sources de son apprentissage et sa pratique d'artiste, et un travail d'enseignante auquel l'histoire a donné une tournure tragique . [...] l'art est résistance, résistance à la contrainte, à la privation de liberté et à la barbarie. C'est pourquoi son oeuvre ne montre pas l'horreur, mais comment des individus ont pu puiser dans l'art des ressources d'humanité et d'éthique. "
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Ce catalogue est d'une belle richesse, il présente de nombreuses photographies, oeuvres, documents complémentaires et témoignages. Il se découpe en parties géographiques-chronologiques : Vienne, Weimar, Berlin, Prague, Terezin.
Frédericke Dicker est née à Vienne en 1898. Friedl est le surnom que lui donnait sa mère dont elle fut orpheline à 4 ans. Son père est vendeur en papeterie. Elle s'interesse très tôt à l'univers du papier, du dessin, puis à la photographie, soutenue par son père dans ses projets créatifs. En 1914, elle intègre l'Institut d'enseignement de recherche graphique où elle apprend la photographie auprès du photographe Johannes Beckmann. Deux ans plus tard, elle maîtrise la technique mais ce medium ne lui suffit pas, ne la satisfait pas. Elle poursuit ses études à l'Ecole des Arts Décoratifs, tout en se tournant vers le théâtre, activité qu'elle poursuit tout au long de sa vie. Elle devient accessoiriste au théâtre de l'école, elle dessine décors et costumes.
C'est en 1915 qu'elle suit les cours du peintre Franz Cizek, la première profonde influence, car il prône la liberté dans la pratique artistique, l'expression d'un monde intérieur : " montrez-moi votre âme ". En 1916, le peintre Johannes Itten fuit Stuttgart, il s'installe à Vienne où il ouvre son école que rejoint Friedl. Itten est un mystique, pour lui l'art et la vie sont liés, l'art exprime l'émotion, une spiritualité. Comme Cizek, il stimule la liberté créatrice, l'expression de la vision, de la personnalité. Friedl Dicker retrouve Johannes Itten plus tard, au Bauhaus, où il est appelé à enseigner.
Amoureuse d'un étudiant en architecture revenu de la guerre, Franz Singer, auquel elle restera lié longtemps, elle s'installe avec lui en 1918 : " ensemble jour et nuit, ils donnent libre cours à leur imagination, tracent les plans des villes du futur, dessinent des habitations qui ressemblent à des décors de théâtre et rêvent d'un monde harmonieux. "
En 1919, Walter Gropius fonde le Bauhaus à Weimar, un enseignement nouveau sur le principe de l'art total, mêlant les disciplines. Friedl et Franz suivent cet enseignement global. En plus des techniques du dessin, Friedl s'initie à la pratique de presses d'imprimerie et au graphisme, au travail du métal, à celui du tissus, elle pratique la reliure avec différents matériaux, elle fabrique des marionnettes, toujours intéressée par le théâtre. Avec Franz Singer, elle s'engage dans les activités culturelles du Bauhaus, les spectacles. Ils collaborent à des productions théâtrales, puis travaillent pour Bertolt Brecht.
Parmi ses maîtres au Bauhaus : Kandinsky, Lyonel Feininger ( que je vous présentais ICI ) avec qui elle apprend la lithographie et Paul Klee. C'est l'année 1921, l'enseignement de Klee est la seconde profonde influence, une influence artistique et pédagogique : " Friedl côtoie Klee presque quotidiennement, écoute ses conférences sur l'essence de l'art, l'imagination des enfants, et surtout le regarde peindre. Elle se rend compte que ses dessins ne sont pas artificiellement enfantins, qu'ils naissent d'émotions et de souvenirs lointains... "
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- 1920 -
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Séparée de Franz Singer, qui épouse une cantatrice, elle poursuit assidûment son activité créatrice, récompensée en étant la première étudiante chargée de cours aux élèves de première année au Bauhaus. Dessins, sculptures, compositions mêlant les matières, son oeuvre reprend un motif lancinant, celui de la " naissance miraculeuse ", avec Marie et Sainte Anne; des figures de maternité, une blessure, celle de l'attente-l'absence de l'enfant. Bien que Friedl poursuivra sa relation, intime et professionnelle, avec F.Singer, ce désir ne sera jamais comblé.
En 1923, elle quitte le Bauhaus et part s'installer à Berlin où elle ouvre Les Ateliers d'art plastique avec Franz Singer. Dans cet atelier, ils fabriquent des jeux, des jouets, des bijoux, ils proposent des reliures, des affiches, pratiquant l'art graphique. Ils créent des décors et costumes de théâtre. Dès 1925, Friedl revient à Vienne pour ouvrir un atelier de création de tissus, puis finalement, en 1926, elle fonde avec Franz Singer l'atelier Singer-Dicker, héritier du Bauhaus, architecture et design " Leurs objets et leurs meubles connaissent un indéniable succès à Vienne. Franz Singer et Friedl Dicker ont réussi l'impossible : être à la fois d'avant-garde et à la mode. Difficile de dire si c'est l'originalité - la géométrie du Bauhaus avec une touche viennoise - ou le côté pratique de leurs créations qui séduit le plus leurs clients. "
En 1930, l'Atelier est sollicité pour la création de l'aménagement intérieur et du mobilier ( des jouets aussi ) d'un jardin d'enfants appliquant la méthode Montessori. Ils conçoivent un espace novateur. Dès 1934, nombres des réalisations de l'Atelier sont détruites par les nazis ( dont le Tennis Club de Vienne ).
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- Esquisse de costume pour Le marchand de Venise de Shakespeare - 1923 -
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- Phantasius - Jeu de construction - 1925 -
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Reconnue pour ses talents, Friedl se voit proposer par la ville de Vienne en 1931, de dispenser des cours aux institutrices . A leur contact, elle se familiarise avec les théories pédagogiques, elle élabore la sienne : " Friedl entend aider les enfants à reconnaître leurs émotions, à exprimer leurs sensations. Comme ceux d'Itten, ses exercices n'ont pas un objectif concret immédiat. Il s'agit plutôt d'inciter les élèves à s'engager activement dans un processus créatif. [...] elle développe sa propre vision de la psychologie de l'artiste et de l'enfant comme artiste. " Parmi ses élèves, Edith Kramer, une des fondatrices de la thérapie par l'art.
Depuis son retour à Vienne, Friedl s'intéresse à la politique, s'implique jusqu'à adhérer au parti communiste, " convaincue que le communisme est la seule alternative au fascisme. ". Elle réalise des affiches et des photomontages antifascistes.
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- Affiche photomontage avec un poème de Bertolt Brecht ( vers 1930-1934 )
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En 1935, les nazis vont fermer le Bauhaus, le parti communiste est entré en clandestinité. Déjà, les arrestations se sont multipliées, l'atelier de Friedl a été fouillé, de faux passeports y ont été trouvés, elle a été emprisonnée, soumise à des interrogatoires. Libérée grâce à un témoignage de Franz Singer ( celui-ci jurant qu'elle est incapable d'être une faussaire tant elle maîtrise peu le dessin... " Friedl ne sait pas tracer deux lignes identiques " ), elle trouve refuge à Prague, en 1934.
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- Interrogatoire I - 1934 -
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A Prague, elle se consacre à la peinture, revenant à un style figuratif, délaissant le constructivisme du Bauhaus. Avec Edith Kramer qui la rejoint, elle s'occupe des enfants d'immigrés, pratiquant encore ses activités de design. En 1936, elle épouse Paul Brandeis. Dès 1938, ses amis, ses relations, tentent de la convaincre de quitter l'Europe, elle a des opportunités de partir à Londres, aux Etats-Unis, en Palestine, mais son mari n'a pas ses possibilités, pas de visa, elle refuse de le quitter.
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- Bégonias à la fenêtre - 1934-1936
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A l'été 1938, ils s'éloignent dans la campagne tchèque, à Hronov, proche de la Pologne. Ils trouvent chacun un emploi dans une fabrique de textile; emploi qu'ils perdent en 1939, vivant plus solitaire encore, voyant peu leurs amis, accrochés au courrier. Friedl peint des paysages, dessine des portraits : " Je ne veux plus peindre sur un mode allégorique; je veux, au contraire, exprimer le monde tel qu'il est, ni moderne, ni pas moderne. Bien que j'aime Picasso et Klee aussi passionnément qu'avant, je ne peux pas me servir de leurs moyens d'expression. " ( extrait de correspondance ).
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- Presbytère à Hronov - Pastel - 1939 -
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- Nu ( Pavel Brandeis ) - Pastel - vers 1938-1942 -
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Elle incite son mari à suivre une formation de menuisier. Cette formation lui sauvera la vie lors de la déportation, il sera considéré " utile ". En 1940, une galerie de Londres consacre une exposition à Friedl. A Hronov, son mari et elle sont soumis aux lois antijuives. Ils déménagent pour à chaque fois un plus petit logement, survivant grâce à la générosité de leur entourage. En 1941, les déportations des juifs tchèques vers la Pologne ont commencé. La famille de son mari est arrêtée et déportée en 1942. Ils sont convoqués à leur tour. En préparant ses bagages, leurs proches témoignent que Friedl ne pense qu'aux activités qu'elle pourra faire avec les enfants, réunissant du matériel.
" A la fin de l'automne 1942, Friedl reçoit son ordre de déportation. Elle reste étonnamment calme et va jusqu'à faire montre d'un certain humour. Un commerçant, Josef Vavricka, se souvient d'elle entrant dans sa boutique et disant : - Hitler m'a donné rendez-vous. J'aimerais quelque chose de chaud à me mettre. - Je lui ai donné un manteau gris, chaud et solide, en lui disant qu'elle n'avait pas besoin de me le payer. Alors, elle m'a apporté un tableau : Franzensbad depuis la fenêtre. Un tableau comme ça pour un manteau ! Et elle m'a dit : - J'ai peint ce tableau en une heure. Il faut beaucoup plus de temps pour faire un manteau. "
Avec son mari, elle arrive à Terezin le 17 décembre 1942. Elle porte le matricule 548.
A l'arrivée, dépouillés de leur argent, de ce qui reste de leurs biens, un travail leur est attribué. Friedl parvient à se faire nommer à la Maison d'enfants L410 qui accueille des filles de 10 à 16 ans. Elle n'est pas éducatrice, elle anime des ateliers de dessin et reprend son activité théâtrale pour des représentations enfantines, dessinant les costumes et décors. Elle se plonge dans ce travail pédagogique, malgré le manque de matériel et les privations, réfléchissant encore à l'art comme thérapie pour les enfants. Elle organise une exposition de leurs dessins et prononce une conférence sur le sujet. Elle rédige un texte pour cette conférence qu'elle espérait développer - Kinderzeischen - Terezin 1943 -
Ce texte est reproduit en fin de catalogue, avec de nombreux dessins des enfants, avec des témoignages de survivants parmi ses élèves.
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- Vue de Terezin - Aquarelle - 1943-1944 -
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- Esquisse de décor et costumes - Gouache - 1943 -
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En février 1943, elle a appris pour son père et sa belle-mère, morts à Terezin, avant elle.
Le 6 octobre 1944, elle fait partie du convoi à destination d'Auschwitz avec 36 de ses élèves. Avant son départ, elle regroupe les dessins dans une valise qu'elle cache dans le grenier avec la complicité de Willy Groag, le directeur de la Maison L410.
Le convoi arrive à Auschwitz le 8 octobre. Friedl Dicker Brandeis est assassinée le 9 octobre 1944.
" Fin août 1945, Willy Groag confiait à la communauté juive de Prague une valise remplie de dessins d'enfants. "
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- Friedl Dicker-Brandeis - 1936 -
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Participation au rendez-vous organisé par les blogs Passage à l'Est & Et si on bouquinait ?

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Commentaires
1 Tania Le 27/01/2022
marilire Le 28/01/2022
2 Anne Le 27/01/2022
marilire Le 28/01/2022
3 Ingannmic Le 27/01/2022
marilire Le 28/01/2022
4 Kathel Le 27/01/2022
marilire Le 28/01/2022
5 A_girl_from_earth Le 27/01/2022
marilire Le 28/01/2022
6 Aifelle Le 28/01/2022
marilire Le 28/01/2022
7 keisha Le 28/01/2022
Je n'avais pas repéré son n om dans l'incontournable livre d'hélène Gaudy.
marilire Le 28/01/2022
8 niki Le 28/01/2022
marilire Le 31/01/2022
9 Patrice Le 29/01/2022
marilire Le 31/01/2022
10 Passage à l'Est! Le 29/01/2022
Je comprends que cette période t'intéresse, elle semble si riche (j'étais par exemple surprise d'apprendre ses liens avec le Bauhaus).
Ce que tu écris sur la période 1938-39 me rappelle le roman de Martin Danes, Les mots brisés, sur les dernières années de l'écrivain tchèque Karl Poláček: même choix de quitter les grandes villes en 1938-39 en réponse à la même pression des lois antijuives, même déportation à Terezin...
Merci pour ce passionnant billet.
marilire Le 31/01/2022
11 nathalie Le 30/01/2022
marilire Le 31/01/2022
12 Patrice Le 30/01/2022
marilire Le 31/01/2022