Disputes au sommet - Ismail Kadaré

Disputes au sommet

- Fayard - Janvier 2022 -

- Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami -

Ismail Kadaré évoque ici un épisode mythique de l’ère stalinienne et pourtant infime par sa durée. Il s’agit de l’appel téléphonique de Staline à Boris Pasternak en juin 1934, qui ne dura guère que trois minutes et qui, dans le maelström de l’Union soviétique d’alors et des pays du bloc de l’Est, donna lieu à toutes les rumeurs, à toutes les interprétations, contribuant en grande partie à affaiblir encore l’image du grand écrivain russe. Cette conversation hante Ismail Kadaré depuis ses années de jeunesse, alors qu’il étudie à Moscou et qu’il en entend parler pour la première fois.

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Ce nouveau titre d’Ismail Kadaré n’est pas un roman. Il porte bien son sous-titre : Investigations, avec cette photographie de Boris Pasternak en couverture. Le texte se concentre sur le bref échange téléphonique entre Boris Pasternak et Staline ayant pour sujet l’arrestation du poète Ossip Mandelstam; trois minutes en 1934.

« ... une après-midi de juin, quatre-vingts ans auparavant. Et j’en avais entendu parler pour la première fois lorsque j’avais vingt-deux ans, lors de mon premier mois passé à Moscou.»

Ce dialogue, en quelques répliques, nourrit toutes les spéculations et interprétations, subit toutes les variations. L’auteur albanais revient sur les treize versions qui lui sont parvenues, les analysant, confrontant les témoignages, explorant les contradictions, les paradoxes, l’implicite et ses répercussions. Quel a été réellement le sens de cette conversation, quelle en a été la motivation ?

Cet appel téléphonique ne s’est pas joué à deux mais à trois. La figure d’Ossip Mandelstam est omniprésente. Puis celle d’Anna Akhmatova. En réflexions, en interrogations, Ismail Kadaré élargit le sujet à la relation poète-tyran.  

« La comparaison, plus exactement la rivalité, vieille comme le monde, était devenue suppliciante sous le régime communiste.»

Nous retrouvons les noms de Lydia Tchoukovskaïa, Zamiatine, Marina Tsvetaïeva, de Gorki.

Le texte est divisé en trois parties : la première raconte le projet, la rédaction, la réception par l’éditeur albanais d’un roman d’Ismail Kadaré. Ce roman, c’est le roman impossible, celui qu’il souhaite écrire sur Moscou, sur la période qu’il y a vécu. Mais il lui est impossible d’y retourner, l’Albanie ayant rompu les relations diplomatiques avec l’URSS. Il s’inquiète de la réaction de l’éditeur, de l’Etat, face à son roman alors qu’une rumeur circule, Kadaré inscrit sur la liste du Prix Nobel.

« En quittant le camp socialiste, nous avions cru au mirage, que, tôt ou tard, nous ferions nos adieux à ce monde-là. Entre-temps, les signaux indiquaient le contraire. Plus le temps passait et moins le divorce devenait possible. La triste histoire de Pasternak n’en était que l’un des nombreux témoignages. Moscou et Tirana étaient prêtes à s’entretuer, mais s’agissant de l’écrivain maudit, elles partageait le même avis et le même décret : votre réputation, bonne ou mauvaise, c’est l’affaire de notre monde. Vous feriez mieux de cesser de songer à l’autre monde.»

C’est l’année 1976, sa situation d’écrivain le renvoie à celle de Boris Pasternak.

« Toi, seul, face à ton pays qui te hurle en pleine figure à la fois sa haine et son amour.»

Ce roman dont il est question, c’est Le crépuscule des dieux de la steppe, magnifique roman sur les études moscovites de l’auteur. Rappelons qu’il s’agit du tout premier roman évoquant l’affaire Pasternak.

Cet échange avec l’éditeur, quelque peu embarrassé, ainsi que les remarques de l’auteur sur son roman, qu’il parcourt et redécouvre une fois imprimé, sont aussi instructives que  réjouissantes.

« - Je lis le début d’un chapitre, fit-il murmurant : Docteur, docteur Jivago... apparemment la Russie souffrante avait besoin d’une médecin à son chevet... -  Très Joliment trouvé. »

« Sa voix était étonnamment basse quand il se mit à me dire que, dans ce texte, il se trouvait en présence de deux... choses... ou, plus précisément de deux forces, ou tendances, il ne savait comment les nommer... En un mot, l’Etat soviétique d’un côté et, face à lui, l’écrivain Boris Pasternak. Ou, autrement dit, l’écrivain Boris Pasternak et, contre lui, l’Etat soviétique. La particularité dans ce cas, c’était que les deux parties, l’Etat et l’écrivain, étaient également condamnable. Pour ne pas dire, l’un pire que l’autre. Tandis que toi, en tant qu’auteur, et nous avec toi, nous ne sommes avec aucun des deux. Nous sommes en quelque sorte ni, ni. Bref, peu nous importe qu’ils soient en train de s’étriper.

Ni, ni, répétai-je en moi-même, assez surpris par cette figure de style.»

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« Maintenant que je le voyais d’un autre oeil, la première partie, ce début aérien autour des parties de ping-pong au bord de la Baltique, me parut très courte. Tandis que celle consacrée à l’Enfer de Dante, au contraire, était devenue interminable. J’aurais pu éviter cette satanée comparaison des étages de l’Institut avec les cercles dantesques, me dis-je à cet instant. Encore plus que l’évocation des écrivains espions. Je parcourais les lignes, surpris, comme si cela avait été écrit par un autre. Moi, d’accord, mais cet imbécile d’éditeur aurait quand même pu le repérer, pensai-je.»

Cette première partie d’une cinquantaine de pages, en récit personnel, ressemble à un prologue. J’emploie ce mot à dessein, Kadaré comparant l’appel téléphonique à une tragédie grecque, y prenant des références.

La seconde partie, d’une vingtaine de pages, serait la scène d’exposition : l’auteur y retrace précisément le contexte historique et les enjeux de cet appel.

La troisième partie, l’essentiel de ce texte, présente et revient sur chacune des treize versions.

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Un dernier extrait :

« La question de l’auréole de l’écrivain ou de l’artiste avait été l’une des plus délicates de tous les temps. Cela pour la simple raison qu’arrivait toujours un moment où la soif de gloire, ainsi que l’envie, se déployaient ouvertement dans la vie publique. Qu’ils le voulussent ou non, les hommes de l’art étaient au centre de cette configuration. Face à eux, volontairement ou pas, se trouvaient les leaders politiques, les patriarches, les princes, les idoles nationales. L’auréole, bonne ou mauvaise, agissait différemment sur les deux camps. Et c’était là que se manifestait une surprenante différenciation : la mauvaise face de la gloire, la mauvaise réputation étaient aussi destructrices pour les idoles politiques qu’elles étaient impuissantes vis-à-vis des artistes. Et comme si cela ne suffisait pas, au lieu de les détruire, elles les rendaient souvent d’autant plus fascinants.»

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J’aime particulièrement lorsque les lectures se rejoignent, se complètent ainsi ( comme en témoignent les nombreux liens vers d'autres lectures dans cet article ).

Ma prochaine lecture de Ismail Kadaré sera pour la réédition aux éditions Zulma de Qui a ramené Doruntine, la réécriture du mythe fondateur albanais, la bessa - la parole donnée - également évoquée dans Le crépuscule des dieux de la steppe.

Doruntine

- Participation au Mois de l’Europe de l’Est -

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Commentaires

  • A_girl_from_earth

    1 A_girl_from_earth Le 29/03/2022

    J'avais prévu de lire celui de Zulma aussi (enfin, pas tout de suite tout de suite^^), j'ai vu passer pas mal d'avis enthousiastes récemment, mais ton billet sur Disputes au sommet me rend bien curieuse de ce livre aussi même si je ne connaissais rien de l'affaire Pasternak !
    marilire

    marilire Le 31/03/2022

    Je me rends compte que je n'ai pas été explicite sur cette Affaire Pasternak dans ce billet ( j'en suis restée à celui sur le Docteur Jivago où j'en parle ^^ ). Il s'agit de la réception du roman et du Prix Nobel.
  • Kathel

    2 Kathel Le 29/03/2022

    Grâce à ton billet, j'ai bien envie de retrouver Ismaïl Kadaré, dont j'avais lu (et aimé) plusieurs romans, il y a un certain temps (quinze ans ? plus ?). Le Zulma me fait de l'oeil...
    marilire

    marilire Le 31/03/2022

    Le Zulma est une heureuse initiative éditoriale, la précédente édition date ( et en collection scolaire ).
  • krol

    3 krol Le 29/03/2022

    Ah ! Kadaré ! Un auteur, conteur que j'aime énormément. Je suis davantage attirée par ses romans... mais ce titre interpelle.
    marilire

    marilire Le 31/03/2022

    Je comprends. Et je me réjouis d'avoir encore de nombreux romans à lire :)
  • Lilly

    4 Lilly Le 30/03/2022

    Voilà un titre qui pourrait me faire enfin découvrir Kadaré ! J'ignorais tout de ce coup de fil. Pasternak est vraiment soupçonné d'avoir favorisé l'arrestation de Mandelstam ? Ayant découvert Tchoukhovskaïa et Akhmatova grâce à toi, je comprends ce que tu dis des lectures qui se répondent.
    marilire

    marilire Le 31/03/2022

    Ce n'est pas qu'il aurait favorisé l'arrestation. Maldelstam était arrêté lors de ce coup de téléphone, depuis peu. Ce qui est reproché à Pasternak, c'est de ne pas avoir pris sa défense.
  • Patrice

    5 Patrice Le 31/03/2022

    Toujours un grand plaisir de découvrir une oeuvre de Kadaré. Je n'ai lu pour l'instant que "Le général de l'armée morte" (en LC avec toi), mais cette oeuvre m'a marqué et je me réjouis de continuer à le découvrir. Merci pour cette chronique !
    marilire

    marilire Le 01/04/2022

    Je ne peux que te recommander Le crépuscule des dieux de la steppe. Je me réjouis également de poursuivre la découverte de l'oeuvre ( d'autant que le Crépuscule peut être considéré comme le premier volume d'une " trilogie " ).
  • Passage à l'Est!

    6 Passage à l'Est! Le 23/04/2022

    J'apprécie également tous les liens qu'on peut tisser entre les textes de Kadaré - ce texte non-romanesque m'intéresse évidemment! J'ai lu Qui a ramené Doruntine; je n'ai pas encore mis mes pensées en forme mais je sais déjà que cette nouvelle lecture est en train de former une nouvelle couche autour de la petite perle kadaréenne logée dans mon esprit.
    marilire

    marilire Le 24/04/2022

    Ravie de te relire. Doruntine m'attend encore, j'ai privilégié ce titre, mais je me réjouis d'avance de cette nouvelle lecture. Je comprends ce que tu veux dire par " la petite perle kadaréenne ".

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