Francesca Melandri

Francesca melandri

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L'auteure italienne Francesca Melandri était présente à Lyon le 4 avril, à la librairie La Voix aux chapitres. J'avais tant aimé son précédent roman Plus haut que la mer, qui m'avait interrogée et touchée, que je ne pouvais manquer ce rendez-vous. Ce fut une chance de la rencontrer et de l'écouter dans cette librairie, de pouvoir échanger ensuite autour d'un verre, malgré sa fatigue évidente. Francesca Mélandri fait littéralement un tour d'Europe pour son dernier roman Tous sauf moi ( Gallimard ) dans lequel elle revient sur le passé colonial de l'Italie, sur ses conséquences et résonances sur le présent.

Francesca Melandri parle français, les propos furent vifs. Autour d'elle, des lecteurs bilingues (ayant lu le roman en VO, privilège :)) complétaient par le mot qui lui manquait lorsque c'était nécessaire, ce fut très sympathique.

Il y a peu de romans sur ce sujet colonial. En France, il y a Laurent Gaudé qui a approché cette période; en Italie quelques auteures ( non traduites ) et le roman noir de Carlo Lucarelli La huitième variation qui en reprend l'imagerie toutefois. Hugo Pratt raconte aussi, en BD, mais l'onirisme, voir l'esotérisme, dans les aventures de son personnage Corto Maltese en voile le sujet alors que, pourtant, Hugo Pratt est précis, témoignant, dans ses albums.

Francesca Melandri nous a parlé du titre en français. Il ne s'agit pas du titre original ( Sangue giusto ), celui-ci étant intraduisible du fait de la polysémie du mot Giusto ( qui signifie juste, large champ sémantique comme en français ). C'est l'éditeur allemand qui a proposé Tous sauf moi, expression répétée par le personnage central du roman, le père, Attilio. L'idée a plu à l'auteure, l'éditeur français a suivi. C'était intéressant de comparer les éditions italiennes et françaises du livre, les couvertures. En italien, elle est rouge. En France, c'est la Blanche de Gallimard avec un joli bandeau marin. Le regard n'est pas le même. 

Dans ce roman, l'auteure reprend donc l'histoire de l'Italie et les traces de cette histoire sur des personnages contemporains. Le contexte historique est celui des années 30, la colonisation de l'Ethiopie, cette occupation italienne. Francesca Melandri a tenu a bien préciser que son roman n'est pas que un roman historique, pas seulement un roman qui remonte vers le passé colonial et postcolonial. S'il y a tout ça, elle souhaitait aussi raconter le flux migratoire en Europe et ajouter une histoire de famille, tous ces thèmes imbriqués. C'est pourquoi ce livre est si dense, si épais, plus de 500 pages.

Attilio père a traversé le siècle, un siècle d'histoire italienne. La colonisation a été violente, elle a été tardive et courte, contrairement à celles de pays comme la France et la Grande Bretagne. Francesca Melandri a rappelé que l'Italie comme état unitaire est tardive dans l'histoire de l'Europe, comme l'Allemagne. Ce n'est pas un hasard si ces deux pays se sont souvent croisés, ce sont deux pays qui voulaient s'affirmer dans l'Europe, face aux pays plus anciens.

Ce qui l'intéressait beaucoup, en tant que romancière, non en tant que historienne, c'est comment le passé agit sur le présent. J'ai pensé aux propos de l'écrivain espagnol Javier Cercas lorsqu'il parle de ses romans autour de la guerre d'Espagne.

Francesca Melandri a fait ce constat : les Italiens connaissent peu cette histoire coloniale, recouverte par celle de la Deuxième Guerre Mondiale. C'est pourtant une histoire du fascisme aussi. Cette histoire est repoussée dans le fond de la mémoire nationale et familiale. Et ce qui l'intéressait, c'était le relationnel, le sentimental, dans cette histoire, c'est pourquoi le récit se fait à travers celui d'une famille. A plusieurs reprises, Francesca Melandri a comparé cette histoire/mémoire silencieuse à l'histoire de la guerre d'Algérie en France.

Les faits, dans le roman, ne sont pas inventés. Les historiens ont travaillé sur l'histoire coloniale, il existe une quarantaine d'ouvrages sur le sujet. Ce qui a surpris l'auteure par rapport à la non-connaissance de ses compatriotes. Et c'est de cela dont elle a voulu s'ocuper : ces faits avérés ne sont pas passés dans la conscience collective, populaire. C'est seulement un sujet d'historiens qui n'a pas été diffusé, ni par les médias ni par l'école par exemple.

Avec ses personnages de la jeune génération, l'auteure n'ouvre pas seulement avec/pour eux une histoire familiale inconnue mais aussi une histoire nationale inconnue. Ainsi, la fille d'Attilio se rend compte qu'elle ne sait pas, qu'elle ne sait rien, pas seulement sur son père.

Francesca Melandri pense à ce livre depuis 10 ans. Il lui aura fallu 5 ans pour l'écrire. Quand elle a commencé ses recherches, elle s'est, elle aussi comme son personnage, rendu compte de son ignorance. Elle a donc dû effectuer de nombreuses recherches et solliciter de nombreuses personnes. Ce qui explique les trois pages de remerciements à la fin du roman. 

L'auteure nous a expliqué qu'elle a conçu ses trois romans ensemble ( le premier Eva dort puis en second Plus haut que la mer ), comme une trilogie même si ils se lisent indépendamment sans personnage récurrent. Dans les trois, elle explore ces traces du passé dans le présent. Francesca Melandri est scénariste, elle écrivait durant des temps de pause de son activité. Pour Eva dort, elle a fait beaucoup de recherches aussi, elle a compris alors qu'un seul roman ne suffirait pas, qu'il y a avait trop à explorer et à raconter. C'est ainsi qu'elle a pensé à une trilogie, qu'elle appelle la Trilogie des pères, sur l'histoire de son pays et ce rapport des Italiens à leur histoire. Dans chacun des livres, elle revient sur un sujet historique, et dans chacun des livres, elle prend une figure paternelle complexe ou absente ( parce que l'absence, on le sait, peut être très présente ).

Francesca Melandri a effectué deux voyages en Ethiopie. Lors de son premier voyage, elle n'avait pas terminé l'écriture d'une première version d'Eva dort. Elle est restée un mois avec l'idée de commencer les recherches. Elle est retournée en Ethiopie 7 ans plus tard.

Lors d'une rencontre en librairie en Allemagne, la modératrice lui a fait remarquer ( ce que l'auteure n'avait pas remarqué ) que dans ses livres, ce sont des relations de pairs et non de pères malgré son projet de figure paternelle. Pour l'auteure, cette reflexion est très juste. Ces " relations horizontales " sont pour elle le coeur de la découverte et de la réconciliation par rapport à l'histoire. 

Francesca Melandri voulait écrire un livre sur l'âme européenne, sur cette âme coloniale et post-coloniale. Ce qui explique que si le personnage d'Attilio père est la colonne vertébrale du roman, sa fille Ilaria en sont les yeux. Et c'est aussi pour cela qu'elle raconte à rebours. Le roman débute en 2010. Elle compare son roman à des fouilles archéologiques, ce que font les personnages avec le passé. Les archéologues remontent le temps tout en ayant les pieds dans le présent.

L'auteure considère que la véritable découverte d'Ilaria, c'est l'indolence de sa mémoire, de son désir de savoir, de sa réflexion sur son histoire familiale et nationale. Son père n'a jamais refusé de parler mais elle n'a pas posé de questions alors qu'elle en avait l'occasion, ayant pu partager de nombreux moments avec son père. Pour l'auteure, c'est l'histoire des Italiens qui ne sont pas curieux de leur histoire nationale, de leur histoire familiale. Souvent, on lui a dit : " mon père -mon grand-père était en Ethiopie mais on n'en parlait pas. ". Ainsi la conscience collective et familiale sont interdépendantes. S'il n'y a pas de parole collective libérée, les familles restent silencieuses. 

Francesca Melandri nous a donné des exemples concrets des traces de ce passé dans le présent, comme celui-ci, édifiant : dans un manuel scolaire de géographie des années 80, les illustrations pour les peuples d'Afrique étaient celles issues des théories fascistes, de ce qu'on appelle " le racisme scientifique ", ces fameuses-fumeuses expéditions anthropométriques qui cherchaient à enfermer l'humanité dans des chiffres ( taille du périmètre cranien, etc ).

Le personnage d'Attilio était de ce que l'auteur appelle " la génération des natifs fascistes ". Né en 1915, il ne connaissait pas le monde sans le fascisme. Cela ne fait pas de lui un extrémiste, un militant. Ce qu'on appelle la majorité silenceuse. Par son époque, certains de ses actes sont antipathiques, mais lui, il peut ne pas l'être. C'est un personnage ambigü. Francesca Melandri nous raconte qu'à chaque rencontre en librairie, les lecteurs ayant lu le livre ont chacun une impression, une image, différente de lui. Qu'il y a eu des débats animés autour de ce personnage, parce que c'est un personnage a deux facettes, et que l'on ne peut pas dire laquelle des facettes est la véritable, les deux sont vraies, la pire comme la meilleure.

Ce roman est paru en septembre 2017 en Italie. Les critiques ont été positives mais " il ne se passait rien ", Francesca Melandri était déçue. Le roman a fait partie de la sélection du prix Strega ( l'équivalent français est le Goncourt ). Il n'a pas reçu le prix mais cette sélection lui a offert une visibilité, a fait connaître le livre, pas seulement en Italie. Il a été reçu avec succès en Europe du Nord, c'est alors qu'il est revenu en Italie où il fait beaucoup parler de lui, pour son sujet historique mais aussi pour son thème actuel lié au racisme et à l'immigration.

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N'ayant pas la disponibilité en ce moment de me plonger dans une lecture d'une telle ampleur, sans le moindre doute un grand roman, mon mois de mai s'annonce heureusement italien avec également Erri de Luca, les Pâques du commissaire Ricciardi de Maurizio de Giovanni qui vient de paraître en format poche; avec une réjouissante échappée italienne.

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 16/04/2019

    C'est très intéressant, et ses deux autres romans m'ont tellement plu que je suis sûre aussi que je lirai ce roman, mais à une autre période... je me tourne de préférence vers des livres de poche pour mes échappées printanières !
  • keisha

    2 keisha Le 16/04/2019

    Hélas rien à la bibli (pour l'instant)
  • miriam panigel

    3 miriam panigel Le 16/04/2019

    j'ai eu la chance de rencontrer Francesca Melandri à Paris où elle nous a tenu le même discours. Rencontre passionnante
  • miriam panigel

    4 miriam panigel Le 16/04/2019

    j'ai bien aimé ton article et ton adresse rejoint la nouvelle blogroll
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 16/04/2019

    @ Kathel : je n'ai pas douté un instant que ce livre passera par toi :). Et oui, même formule pour l'escapade, du format poche , en sachant que ce roman m'attend au retour.

    @ Keisha : oh, il devrait venir !

    @ Miriam : ah oui, passionnante. Les echanges etaient tres interessants. Francesca Melandri n'arrête pas en ce moment ( avant Lyon, elle était à Aix ). Elle nous a dit préparer son quatrième roman, qui sera complètement différent puisqu'elle a terminé sa trilogie, quand elle pourra en retrouver le temps...
    Merci pour l'article et pour l'enregistrement du blog.
  • Anne

    6 Anne Le 16/04/2019

    Quelle rencontre intéressante ! Je n'ai pas encore lu Eva dort, ce sera peut-être pour ce mois italien auquel je vais essayer de participer "correctement".
  • dasola

    7 dasola Le 16/04/2019

    Bonsoir Marilyne, les rencontres avec les écrivains peuvent être passionnantes comme celle-ci. Je n'ai lu que "Plus haut que la mer" qui m'avait plu. Je compte bien lire son dernier. Bonne soirée.
  • Tania

    8 Tania Le 16/04/2019

    Merci pour le compte rendu très intéressant de cette rencontre et de cette présentation. J'ai déjà noté ce nouveau titre et je reviendrai te lire quand je l'aborderai.
  • Aifelle

    9 Aifelle Le 17/04/2019

    Merci pour ce compte-rendu détaillé, la rencontre devait être passionnante. J'ai beaucoup aimé "Plus haut que la mer" et je lirai celui-ci, mais j'attendrai peut-être le poche pour plus de commodité (à transporter dans le sac ..)
  • Dominique

    10 Dominique Le 17/04/2019

    Mille mille mercis à toi d'avoir pris le temps de nous restituer cette rencontre, c'est passionnant et pour moi cela éclaire non pas d'un jour nouveau mais d'une lumière encore plus vibrante son roman
    je n'avais pas vu ses trois romans comme une sorte de trilogie mais en lisant ses propos c'est tout à fait évident
    bravo à toi d'avoir su si nettement nous restituer l'essentiel j'espère que la parution chez nous et les avis sur les blogs vont permettre un réel succès très mérité
  • krol

    11 krol Le 17/04/2019

    Intéressante cette restitution de rencontre. Je lirai ce roman c'est sûr, j'ai tellement aimé Plus haut que la mer...
  • niki

    12 niki Le 17/04/2019

    merci d'avoir partagé cette belle conférence, une autrice que je note ;-)
  • maggie

    13 maggie Le 17/04/2019

    Je l'ai écouté avec plaisir. Je lirai ce roman avec plaisir. J'avais aimé plus haut que la mer et j'ai acheté Eva dort après la rencontre avec l'auteur !
  • Annie

    14 Annie Le 18/04/2019

    J'ai beaucoup aimé "Eva dort", qui m'a poussée vers les Dolomites l'été denier et j'avais déjà noté ce titre chez Dominique. Donc une prochaine lecture pour moi.
    Merci à toi pour cet article riche en informations et pour l'information concernant "Les Pâques du commissaire Ricciardi " !
    Enfin, très bonnes vacances à toi !
  • Alys

    15 Alys Le 20/04/2019

    Super intéressant tout ça! Merci pour le compte-rendu!
    (Et oui, je confirme, jamais entendu parler de l'Éthiopie dans la famille et très peu dans la presse du temps où j'étais en Italie. Tandis que la Seconde Guerre mondiale, on en parle tout le temps. ^^)
  • Marilyne

    16 Marilyne Le 20/04/2019

    @ Anne : tu me rappelles ce mois italien. Bonne nouvelle ;) ( même si je ne suis pas tellement plus dispo en mai )

    @ Bonsoir Dasola. Passionnante, c'est le mot. Nous suivons le même chemin de lecture.

    @ Tania : avec plaisir. Je suis certaine que cette lecture va être très intéressante.

    @ Aifelle : c'est certain pour la commodité du poche, c'est aussi pour cela que je ne lis pas ce roman actuellement , que j'attends d'être posée. Ce sera un gros poche tout de même :)
  • Marilyne

    17 Marilyne Le 20/04/2019

    @ Dominique : si je n'avais pas déjà été intéressée, ton billet m'aurait pleinement convaincue ! J'ai hâte de m'y plonger.

    @ Krol : comme toi, je garde un excellent souvenir de ma lecture de Plus haut que la mer.

    @ Niki : tu as maintenant le choix entre trois titres ;)
  • Marilyne

    18 Marilyne Le 20/04/2019

    @ Maggie : tu a été plus raisonnable que moi, je suis partie avec ce dernier dont les thématiques m'interpellent alors que je n'ai pas lu Eva dort.

    @ Annie : avec plaisir. Si tu ne l'as pas encore lu, n'oublie pas Plus haut que la mer, c'est une belle lecture. Merci pour la vacances, ce sera la première semaine de mai, tout bientôt, avec le commissaire Ricciardi.

    @ Alys : merci à toi pour ton retour ( tu sais ce qu'il te reste à faire côté lecture ;))
  • Ann

    19 Ann Le 27/04/2019

    J'adore cette auteure, et effectivement "Plus haut que la mer m'avait vraiment touchée."

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