Folie d'art - Page 2

- Carnet d'écriture -

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Lorsque on envisage l'écriture d'un récit, l'une des premières questions qui se posent est celle de la narration : qui raconte ? C'est-à-dire : quelle est la place de l'auteur ?

Ou, pour le formuler autrement : comment incarner le récit ? Les personnages sont un des privilèges du roman. Dans un récit non-fiction qui renonce au moindre romanesque, il n'y a pas de personnage, il y a des personnes. Je ne souhaite absolument pas m'emparer de ces personnes, inventer des dialogues, des situations, des émotions.

Certains d'entre nous n'apprécient pas les biographies romancées pour ce flou entre vérité historique et invention narrative. J'ai été horrifiée de lire, dans un catalogue très sérieux, une publication spécialisée, sur un événement lié à mon sujet, que l'une des rédactrices des articles de ce catalogue s'appuyait sur un roman pour argumenter son propos comme s'il s'agissait d'une étude. L'article concernait Paul Eluard, une rencontre de Paul Eluard avec un artiste. L'échange lors de cette rencontre est fictif, nous n'en savons rien de précis, aucun mot. La rédactrice citait Eluard, écrivant qu'il décrivait cet artiste rencontré comme-ci et comme ça, avec des guillemets, nommant le roman en référence. Il semble qu'elle n'avait pas compris qu'il s'agissait d'un roman.

C'est exactement ce que je ne veux pas. C'est pourquoi il n'y aura aucun dialogue dans mon récit. Il y a des extraits de lettres, d'articles, en exergue, en italique. Cette méthode peut paraître alourdir le texte. Il me semble que non puisque c'est une autre voix que la mienne, directe, parfaitement explicite. Finalement je me rends compte que c'est la façon dont je rédige les chroniques sur mes lectures sur ce blog, les parsemant d'extraits.

C'est pourquoi aussi ce projet est si long. Je ne cesse de croiser les sources et références. Il est consternant de constater que, lorsque l'on s'intéresse à un événement particulier, par exemple, et que l'on va lire ce qui existe sur ce sujet, on relit la même chose ( pas toujours reformulé d'ailleurs ) comme si il n'y avait eu qu'une source et des variations. J'en suis donc à une démarche contraire, comme à rebours, élargissant pour retrouver la source et savoir ensuite où poursuivre pour les développements. Pour ce même exemple d'événement particulier, j'en viens à lire des ouvrages plus généralistes qui contextualisent parfaitement et dont un des chapitres sera consacré à mon événement, les autres m'offrant des pistes d'informations et de réflexions. 

Voici un exemple : si je m'intéresse à un artiste espagnol venu en France lors de l'exode des Républicains, je vais lire les trois mêmes lignes sur son départ, son arrivée, ses oeuvres majeures, imprégnées ou non de son exil. Mais si je veux comprendre réellement son parcours et les implications de ce parcours, je dois lire un livre sur cet exode républicain, pas seulement le sien. Ce qui me permettra également de relier ce parcours à d'autres parcours, d'autres artistes, d'autres événements, à la pensée et aux circonstances concrètes de l'époque. Même si je n'écris pas tout ça dans mon récit ou en seulement quelques mots. C'est pourquoi ce Carnet est à la fois un journal et il sera aussi un complément à mon récit, palliant ma frustration : je peux y écrire tout ce qui ne s'inscrit pas dans mon récit, malgré mon intérêt.

Je poursuis l'exemple : admettons que je lise pour ce même artiste républicain espagnol, dans les trois lignes, " militant communiste ". M'informant sur les mouvements d'opposition au franquisme, j'approfondie, je m'attache au POUM ( Parti ouvrier d'unification marxiste, dans lequel on retrouve Georges Orwell ). Ce mouvement est anti-stalinien. J'y découvre que cet artiste est membre de ce mouvement. Il n'est donc pas communiste. Cela fait une réelle différence sur sa pensée, ses actes, sa relations aux communistes justement, pour les années qui suivent...

C'est le principe de mes recherches. Il est évident que je ne me lance pas dans une somme sur l'art de la première moitié de XXème siècle. Je n'en ai pas la compétence et ce n'est pas l'esprit de mon propos. Pour lire cette somme, il y a l'immense travail transversal et transnational de Béatrice Joyeux-Prunel sur les avant-gardes artistiques ( aux éditions Folio Histoire ). J'ai choisi un événement circonstancié, donc une perspective ( la reconnaissance des arts non académiques ), donc une période circonscrite ( disons des années 1920 à 1950 ). Mais je dois maîtriser le panorama pour y inscrire mon récit. Un autre exemple : je ne me préoccupe pas de cubisme ni de l'Ecole de Paris ( et pourtant j'adore Chagall et Soutine ) ni de la génération perdue - selon l'expression de Gertrude Stein - des auteurs américains en France à cette période, car ces mouvements n'influent pas sur le sujet de mon récit.

J'étais lente, psychorigide et perfectionniste, je suis devenue laborieuse, chipoteuse et paranoïaque. J'ai lu un nombre effarant d'approximations ( quant aux dates, aux citations, parfois tronquées, sans parler de celles qui sont apocryphes ) et d'interprétations. Je me dois de tout vérifier, de penser le contexte de ce que je lis pour en percevoir l'interprétation. 

Il est certain que j'interprète aussi. C'est ma façon d'exercer ma subjectivité d'auteur, d'abord par le choix d'un événement et d'une perspective, ensuite par les choix sélectifs de contextualisation, enfin par le style et le ton.  

Ce qui me permet de revenir à ma première question : qui raconte ? Je n'invente donc pas de narrateur. L'auteur raconte, avec ses choix et sa sensibilité, sans employer le JE. J'ai été très intéressée par la façon dont Hélène Gaudy a écrit Une île, une forteresse, son récit sur Terezin. Il est à la fois très informatif et très personnel, il suit un développement en étoile comme le nécessite mon sujet. Elle se permet comme des digressions qui n'en sont pas. Mais cette présence du JE, d'un livre du livre, de la quête intime qui se dévoile peu à peu, me met mal à l'aise quant à mon récit. Je préfère être une voix off, comme dans un documentaire ( à l'exception de l'épilogue qui, je le reconnais, s'écrit en JE et en même temps que le récit ). Quand on écrit Je me souviens, ce n'est pas le même effet que On se souvient. Avec ON, si impersonnel soit-il, nous sommes tout de même ensemble.

Si je ne souhaite pas négliger l'émotion au profit de l'information, je ne veux pas forcer le trait. Je crois qu'elle sera là, malgré moi. Parce que ce que je raconte me bouleverse. Et que c'est certainement pour ça que j'écris ce livre. Et je ne peux m'empêcher d'être accompagnée de poètes en écrivant.

Il y a ce que raconte un livre et il y a ce que dit un livre. Je pense à Tristesse de la terre d'Eric Vuillard. J'ai beaucoup aimé ce livre, et pourtant c'est une histoire de cow-boy, celle de Buffalo Bill, très loin de ce qui peut m'intéresser, en histoire, en littérature. Si j'ai aimé ce livre, c'est parce que j'y ai lu une histoire de l'Histoire, de la façon dont on l'écrit, après, et une histoire de la société du spectacle et du divertissement. L'auteur nous parle du rôle de la fiction, de sa présence effective dans la réalité ( une rencontre avec Eric Vuillard ICI quant à son projet avec Tristesse de la terre ). Dans ce roman, j'ai lu une émotion de l'auteur en creux, un regard et une poésie aussi, au-delà de l'ironie dont use Eric Vuillard.

J'ai longtemps réflechi à ce que je cherche à dire par ce récit. Pourquoi avant comment. Le pourquoi a défini aussi le comment, ce pourquoi se révélant, évoluant, s'affinant et s'affirmant. C'est la citation de Duras que j'ai reprise dans la page 1 de ce Carnet, je la comprends enfin. 

Mon propos sur cette page est théorique et technique, je vous remercie de lire ce Carnet, certainement livre du livre. Pour une prochaine fois, nous parlerons d'art spirite.

Ces quelques jours, je suis au grand Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, en région parisienne, un tout autre domaine artistico-littéraire ( qui mériterait peut-être aussi une sous-rubrique de ce Carnet d'écriture :)).

Bon week-end à vous.

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Commentaires

  • nathalie

    1 nathalie Le 02/12/2022

    Ah ah ça me rappelle la bonne vieille époque de la thèse, quand j'allais vérifier les citations et les sources en remontant le temps. Les historiens ne s'interdisent ni le je ni l'imagination (ou plus exactement ils assument au lieu de le faire en douce) mais en séparant bien le connu, le prouvé, le probable, l'incertain... C'est aussi un jeu avec la langue. Bon courage !
    marilire

    marilire Le 05/12/2022

    Je reconnais qu'il faut être joueur ;)
  • Kathel

    2 Kathel Le 02/12/2022

    C'est très intéressant, ce carnet ! Le point de vue de l'auteur en particulier, et aussi la recherche de sources fiables et les vérifications innombrables et indispensables. Même en tant que lectrice de fiction, j'ai tendance à chipoter et vérifier certains aspects qui peuvent paraître mineurs, mais qui m'agacent s'ils sont faux : des aspects d'un paysage décrit, plantes, animaux, des explications sur un métier... si je sens des approximations, l'auteur me paraît tout de suite moins crédible...
    marilire

    marilire Le 05/12/2022

    Merci. Voilà, c'est un partage, un voyage de l'auteur avec le lecteur. Il doit y avoir un contrat implicite de confiance.
  • Autist Reading

    3 Autist Reading Le 03/12/2022

    "'J'étais lente, psychorigide et perfectionniste, je suis devenue laborieuse, chipoteuse et paranoïaque", tu n'imagines même pas comment ça me parle :-D
    Ce que tu dis de la fiabilité des sources et de la propagation d'une info, souvent à la lettre près, d'ouvrages en ouvrages est un des sujets du passionnant et malicieux livre de Grégoire Bouillier, "Le cœur ne cède pas", un pavé de plus de 900 pages que je te recommande, même si tu n'auras sans doute pas de temps à lui consacrer en ces temps très studieux.
    marilire

    marilire Le 05/12/2022

    Misère, mais tu me tentes avec ta recommandation !
  • A_girl_from_earth

    4 A_girl_from_earth Le 03/12/2022

    Ça paraît un vrai travail d'orfèvre ! J'ai toujours été fascinée par le travail de recherche mené par certains écrivains, pas forcément dans le cadre d'un essai, mais même de romans. J'avoue que moi ça me découragerait d'avance, mais je suppose que la passion sur un sujet peut-être particulièrement motivant. Bon courage en tout cas !;)
    marilire

    marilire Le 05/12/2022

    C'est presque toute la motivation ( parce qu'en fait, ce sont ces recherches aussi qui ont motivé le projet d'écriture. Tu sais le " tu devrais le raconter " ).
  • Alys

    5 Alys Le 10/12/2022

    Réflexions très intéressantes! Bon courage pour ce travail qui s'annonce complexe :D
    marilire

    marilire Le 11/12/2022

    Merci.

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